Ahmed Taleb Ibrahimi, icône algérienne, tire sa révérence

Jean-Baptiste Ngoma
6 mn de lecture

Ce qu’il faut retenir

La disparition d’Ahmed Taleb Ibrahimi, survenue le 5 octobre à Alger, clôt une trajectoire qui épouse soixante ans d’histoire algérienne. Médecin formé à Alger puis à Paris, figure du Front de libération nationale, il fut successivement ministre de l’Éducation, de l’Information et enfin des Affaires étrangères entre 1982 et 1988.

Son engagement précoce au sein de l’Union générale des étudiants musulmans algériens, dont il fut un animateur majeur, lui valut la prison durant la guerre de libération. Une épreuve qui cimenta son autorité morale et son crédit politique auprès des générations issues de l’indépendance.

Trajectoire d’un nationaliste forgé par la lutte

Né en 1930 à Sétif, fils du théologien Mohamed Bachir El Ibrahimi, il grandit dans un environnement où la réforme religieuse se doublait d’une conscience nationale aiguë. Son choix de la médecine l’immerge dans les milieux universitaires, alors foyer de contestation du système colonial français.

Devenu porte-voix d’une jeunesse en quête d’autodétermination, il rallie le FLN et participe aux réseaux sanitaires clandestins. Arrêté par l’armée française, il continue de militer derrière les barreaux, rédigeant des notes sur la dignité et la souveraineté, reprises plus tard dans ses mémoires publiées chez Casbah Éditions.

Réformateur de l’éducation et de la culture

À l’aube de l’Algérie indépendante, Houari Boumédiène lui confie l’Éducation nationale en 1965. Ibrahimi lance alors la généralisation de l’arabisation et la gratuité scolaire, considérant la maîtrise de la langue comme un levier d’unité après la guerre. Selon les archives du ministère, le taux de scolarisation primaire passe de 35 % à 70 % en dix ans.

En 1970, il hérite aussi de l’Information et de la Culture. Initiant la radio Chaîne III et soutenant le Festival panafricain d’Alger, il inscrit la politique culturelle dans le sillage du tiers-mondisme militant, convaincu que la production artistique est un vecteur de soft power autant qu’un ciment social.

Architecte du non-alignement sur la scène mondiale

Nommé chef de la diplomatie en 1982 par Chadli Bendjedid, Ibrahimi défend à l’ONU la cause palestinienne et le désarmement nucléaire, tout en consolidant les alliances Sud-Sud. Au sommet du Mouvement des non-alignés de 1983 à New Delhi, il plaide pour « un nouvel ordre économique international », reprenant la doctrine issue d’Alger 1973.

Ses homologues africains saluent alors sa capacité de médiation, notamment lors de la crise tchado-libyenne où il facilite la reprise des pourparlers de paix. Des câbles diplomatiques cités par El Watan révèlent qu’il entretenait des échanges réguliers avec Julius Nyerere et Kenneth Kaunda pour coordonner les positions au sein de l’OUA.

Une plume pour la mémoire collective

Écarté du gouvernement en 1988 à la faveur du vent de réformes, il transforme son retrait en tribune intellectuelle. Dans « La Diplomatie algérienne et ses horizons », paru en 1995, il retrace les dilemmes entre non-alignement et ouverture économique. L’ouvrage, traduit en arabe et en anglais, sert encore de référence dans plusieurs facultés de sciences politiques.

Lors de la présidentielle de 1999, son bref retour sur le devant de la scène, avant de se retirer, rappelle sa stature au-dessus des partis. En 2004, son soutien à Ali Benflis illustre sa fidélité à l’alternance pacifique, même s’il ne renonce jamais à l’idéal de stabilité chère aux pères fondateurs.

Réactions nationales et internationales

Le président Abdelmadjid Tebboune a salué « la sagesse du politique et le patriotisme du moudjahid », tandis que l’ancien ministre Lakhdar Brahimi voit en lui « un mentor discret ». Du Caire à Pretoria, plusieurs chancelleries ont adressé leurs condoléances, rappelant son rôle dans la Conférence islamique de 1984 et le rapprochement afro-arabe.

À Paris, le Quai d’Orsay a rendu hommage à « un artisan du dialogue méditerranéen », signe d’un respect retourné malgré les tensions historiques. Le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine a observé une minute de silence, soulignant combien ses plaidoyers résonnent encore dans les débats sur la réforme des institutions multilatérales.

Quel héritage diplomatique pour l’Algérie d’aujourd’hui ?

La doctrine de Ibrahimi, articulée autour de l’autonomie stratégique, reste lisible dans la neutralité active d’Alger vis-à-vis des blocs contemporains. Sa vision d’une diplomatie « au service du développement intérieur » inspire le Fonds de solidarité africaine lancé en 2022 pour financer les interconnexions énergétiques régionales.

Dans un contexte où le gaz algérien redevient un enjeu géopolitique, ses mises en garde contre la dépendance unipolaire réapparaissent dans les discours officiels. Pour la nouvelle génération de diplomates formés à l’École nationale d’administration, son parcours incarne la possibilité d’allier exigence technocratique et fidélité aux idéaux de la libération.

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Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.