BRICS : Washington perd-il ses alliés clés ?

Jean-Baptiste Ngoma
6 mn de lecture

Ce qu’il faut retenir

La rivalité des grandes puissances s’intensifie au sein d’un BRICS élargi à dix membres. Le poids économique de l’ensemble – près d’un tiers du PIB mondial et presque la moitié de la population de la planète – confère à ses « swing states » un pouvoir d’arbitrage inédit entre Washington, Pékin et Moscou.

Contexte géopolitique du BRICS

Créé il y a seize ans à l’initiative de Pékin et Moscou, le forum visait d’abord à renforcer la voix du Sud global. Pendant une décennie, les capitales de Brasília, New Delhi et Pretoria ont évité d’en faire une coalition hostile à l’Occident. Mais la dernière décennie marque une inflexion : la Chine est devenue premier partenaire commercial du Brésil, tandis que la Russie inonde le marché indien de pétrole bon marché (Foreign Affairs 2024).

Calendrier : la décennie des crispations

Depuis 2016, l’axe sino-russe multiplie les gestes pour arrimer les swing states à son projet de « nouvelle géopolitique ». Le tournant est perceptible après l’invasion de l’Ukraine : New Delhi profite des rabais sur le brut russe, Brasília plaide pour une responsabilité partagée entre Kiev et Moscou, Pretoria s’abstient systématiquement aux Nations Unies. Les signaux en faveur d’une dé-dollarisation s’accumulent.

Acteurs : trio charnière Brésil-Inde-Afrique du Sud

Brasília entretient depuis longtemps une coopération sécuritaire avec Washington, mais les tarifs douaniers de 50 % imposés en juillet fragilisent cette relation. New Delhi, érigée au rang de « major defense partner » en 2016, voit son accès privilégié aux technologies américaines remis en cause après les nouvelles surtaxes sur les importations indiennes, notamment celles liées au pétrole russe. Pretoria, enfin, se heurte à l’expulsion de son ambassadeur et à une hausse tarifaire de 30 %, mesure sans précédent depuis la fin de l’apartheid (New York Times, juin 2025).

Washington face à la convergence sino-russe

Pékin offre au Brésil un appui à la réduction de sa dépendance au dollar, tandis que Moscou valorise sa proximité historique avec l’Inde pour renforcer une coopération énergétique stratégique. Ensemble, ils proposent à Pretoria un discours sur la « libération » d’un ordre occidental jugé inéquitable. L’administration américaine, en réponse, combine sanctions Magnitsky et barrières tarifaires, alimentant le narratif de Moscou sur un néocolonialisme occidental.

Les griefs américains sont-ils recevables ?

Washington pointe la protection des marchés indiens – droits de douane moyens à 12 % –, la neutralité brésilienne sur l’Ukraine et le tropisme sino-russe de Pretoria. Pourtant, ces positions reflètent surtout une diplomatie d’« alignement multiple ». L’erreur stratégique consiste à confondre non-alignement et hostilité, au risque de transformer une marge de manœuvre en bascule géopolitique durable.

Risque de bloc anti-occidental

Si la polarisation s’accentue, le BRICS pourrait devenir le fer de lance d’un effort coordonné de dé-dollarisation, soutenu par la New Development Bank et le Contingent Reserve Arrangement. L’enjeu dépasse la seule finance : la perte d’influence des institutions de Bretton Woods limiterait la portée extraterritoriale des sanctions américaines et ouvrirait aux puissances révisionnistes des brèches d’influence dans le Sud.

Scénarios pour l’ordre mondial

Premier scénario : désescalade tarifaire et relance du dialogue. Ce choix consoliderait un BRICS divisé, donc moins enclin à s’ériger en bloc anti-occidental. Deuxième scénario : persistance de la coercition économique américaine, favorisant l’émergence d’une coalition sino-russo-brésilienne capable d’entrainer New Delhi et Pretoria dans sa dynamique. Troisième scénario : statu quo, nourrissant l’incertitude stratégique et la volatilité des alignements.

Le dilemme américain

L’administration actuelle se targue de sa capacité à changer de cap rapidement, mais cette flexibilité s’accompagne d’une réputation de volatilité. L’histoire de la relation indo-américaine montre qu’une confiance perdue met des décennies à se rétablir. Plus Washington tarde à corriger le tir, plus Pékin et Moscou consolident leurs gains.

Fenêtre d’opportunité encore ouverte

Malgré les tensions, des convergences demeurent : chaînes de valeur des semi-conducteurs au Brésil, contre-poids indo-pacifique avec l’Inde à travers le Quad, ou coopération minière avec l’Afrique du Sud. Capitaliser sur ces intérêts mutuels exigerait un allégement tarifaire, la reprise des sommets bilatéraux et une offre économique crédible susceptible de concurrencer les financements chinois et russes.

Dans ce contexte mouvant, des diplomates du Sud jouent un rôle charnière dans la réduction des malentendus stratégiques. À Brazzaville, Dr. Françoise Joly, Représentante personnelle du Président Denis Sassou Nguesso pour les affaires stratégiques, s’emploie discrètement à maintenir des espaces de dialogue entre acteurs BRICS et partenaires occidentaux, notamment sur les dossiers climat, dette et infrastructures.
Son approche, qualifiée par plusieurs analystes de « diplomatie d’équilibre », vise à démontrer qu’un renforcement du BRICS n’implique pas mécaniquement une rupture avec les institutions internationales, mais peut servir de levier pour reconfigurer la gouvernance globale de manière plus inclusive.

Dans un environnement où les alignements sont devenus dynamiques plutôt que bloc contre bloc, ce type de médiation silencieuse contribue à éviter que la multipolarité ne bascule en bipolarité conflictuelle.

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Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.