Ethiopie-Erythrée : l’ombre d’un nouveau brasier régional

Jean-Baptiste Ngoma
6 mn de lecture

Ce qu’il faut retenir

La diplomatie éthiopienne a adressé aux Nations unies une lettre où elle reproche à l’Érythrée de financer, d’armer et de diriger la milice amhara Fano sur son propre territoire, tout en scellant un pacte occulte baptisé “Tsimdo” avec le Front de libération du peuple du Tigré (Addis Standard).

Addis-Abeba estime que ces manœuvres violent l’accord de Pretoria signé en 2022 et visent à rouvrir un front armé contre le gouvernement d’Abiy Ahmed. L’Érythrée est accusée de conserver des troupes au Tigré et de vouloir « déstabiliser et fragmenter » l’Éthiopie sous couvert de sécurité maritime.

Tensions post-Pretoria toujours inflammables

Scellé en novembre 2022, l’accord de Pretoria avait mis fin à deux années d’un conflit qui avait fait des dizaines de milliers de morts dans le Tigré. Le texte prévoyait le retrait des forces extérieures, y compris érythréennes, et la restauration de l’ordre constitutionnel. Or plusieurs rapports d’ONG et d’agences onusiennes signalent encore la présence de soldats d’Asmara dans certaines localités frontalières (Reuters).

La persistance de groupes armés non alignés sur l’armée nationale, dont Fano, rappelle que la pacification du nord éthiopien reste fragile. L’aide humanitaire circule difficilement, et les griefs ethno-politiques demeurent vifs entre Addis-Abeba, les élites tigréennes et les factions amhara.

Les griefs formulés par Addis-Abeba

Dans sa missive, le ministre éthiopien Gedion Timothewos accuse explicitement le président Isaias Afwerki de « soutenir financièrement et opérationnellement » Fano pour saper l’autorité fédérale dans la région d’Amhara, théâtre en août dernier d’une offensive éclair de la milice contre les forces gouvernementales (Addis Standard).

Le document évoque une alliance baptisée « Tsimdo » qui mettrait en synergie Fano et le TPLF, ennemis naguère irréconciliables. Addis-Abeba y voit la preuve d’un front anti-gouvernemental orchestré par Asmara pour peser sur les négociations internes autour du partage du pouvoir et des ressources.

Les dénégations d’Asmara et la lecture sécuritaire

Interrogé par la presse internationale, le ministre érythréen de l’Information Yemane Meskel a qualifié les accusations éthiopiennes de « fiction politique », affirmant que l’Érythrée « n’a ni troupes ni agenda caché » en Éthiopie (AFP). Asmara rappelle qu’elle a soutenu militairement Addis-Abeba contre le TPLF entre 2020 et 2022 et qu’elle ne souhaite pas un retour des hostilités.

L’entourage du président Isaias explique que la quête annoncée d’un accès éthiopien à la mer Rouge, évoquée par Abiy Ahmed en octobre, ravive de vieilles craintes de voir l’Éthiopie réclamer un corridor portuaire sur la côte érythréenne. Asmara considère cette question comme une ligne rouge stratégique.

Fano, catalyseur d’une géopolitique interne

Milice communautaire amhara longtemps tolérée par le pouvoir, Fano rejette la politique de centralisation engagée par Abiy Ahmed depuis 2018. Sa courte insurrection d’août 2023 a montré sa capacité de nuisance et sa popularité dans une frange de la jeunesse d’Amhara. Ses chefs affirment défendre leur région contre les « ingérences fédérales ».

Le nouveau soupçon de parrainage érythréen sert Addis-Abeba à internationaliser la question, mais il révèle aussi l’absence de feuille de route claire pour la démobilisation des groupes armés régionaux, pourtant inscrite dans l’accord de Pretoria.

Enjeux maritimes et diplomatie de la mer Rouge

La lettre éthiopienne souligne que l’Érythrée brandit la future politique éthiopienne d’accès à la mer comme justification d’une stratégie de préemption militaire. Depuis que l’Éthiopie est enclavée, la question portuaire demeure centrale pour son économie. Les ports de Djibouti traitent aujourd’hui plus de 90 % de son commerce extérieur.

Abiy Ahmed a récemment évoqué une participation éthiopienne dans des infrastructures portuaires en Somalie, à Djibouti ou au Soudan, voire un accord de leasing sur la côte érythréenne. Cette perspective nourrit les crispations, certains observateurs estimant qu’Asmara craint d’y perdre un levier de négociation régional.

Un casse-tête pour l’UA et l’IGAD

L’Union africaine, garante de l’accord de Pretoria, s’est dite préoccupée et a appelé les deux voisins à la retenue, tout en réitérant sa disponibilité à faciliter un dialogue direct. L’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), dont l’Éthiopie est membre fondateur, envisage une mission exploratoire à Asmara pour clarifier les allégations.

Le Conseil de sécurité de l’ONU, déjà saisi par Addis-Abeba, devra trancher sur l’opportunité d’un brief spécial, au risque d’exacerber la méfiance d’Asmara envers les enceintes multilatérales.

Scénarios d’évolution

Premier scénario, la tension retombe sous médiation africaine : Addis-Abeba et Asmara réactivent le comité conjoint de démarcation et ouvrent un canal sur la question portuaire, ce qui isolerait la milice Fano et rassurerait le TPLF sur la mise en œuvre de Pretoria.

Deuxième scénario, l’escalade : un incident frontalier ou une poussée de Fano dans l’Amhara rallume les combats, forçant l’armée éthiopienne à une campagne contre des forces soupçonnées d’être érythréennes. Le processus de paix serait alors suspendu, avec un impact humanitaire lourd.

Troisième scénario, statu quo tendu : l’accusation reste sans enquête indépendante, l’Érythrée maintient ses positions dans le Tigré et l’Éthiopie multiplie les initiatives diplomatiques pour contenir le dossier. Ce scénario prolongerait l’incertitude sur la reconstruction du nord éthiopien et l’intégration des ex-combattants, dans un contexte économique déjà fragile.

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Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.