Ethiopie-Érythrée : montée des périls autour de la Mer Rouge

Jean-Baptiste Ngoma
6 mn de lecture

Ce qu’il faut retenir

La Corne de l’Afrique renoue avec un parfum de confrontation. Dans un courrier adressé à Antonio Guterres, le chef de la diplomatie éthiopienne, Gedion Timothewos, accuse formellement l’Érythrée de manœuvrer avec une fraction intransigeante du TPLF pour attiser la rébellion des milices Fano en Amhara et préparer une offensive contre l’Éthiopie.

Asmara n’a pas encore réagi publiquement, mais l’épisode intervient alors qu’Addis-Abeba multiplie les démarches diplomatiques afin de retrouver un débouché souverain sur la Mer Rouge, un objectif perçu comme existentiel par le Premier ministre Abiy Ahmed et source d’inquiétude majeure pour le président Isaias Afwerki.

Escalade autour de la Mer Rouge

Depuis octobre 2023, les autorités éthiopiennes répètent que l’abandon du littoral à la proclamation de l’indépendance érythréenne en 1993 fut une erreur stratégique. Au Parlement, le président Taye Atske Selassie a qualifié la Mer Rouge de « ressource vitale ». Asmara a riposté par la voix du ministre de l’Information, Yemane Gebremeskel, jugeant cette « obsession » « pathétique ».

Ce regain de tensions rappelle qu’entre 1998 et 2000, la bataille pour la petite ville frontalière de Badme avait coûté des dizaines de milliers de vies. La réconciliation spectaculaire de 2018, auréolée du prix Nobel de la paix pour Abiy, semble désormais bien lointaine.

La lettre d’Addis-Abeba à l’ONU

Le courrier transmis au secrétaire général de l’ONU affirme que la collusion Érythrée–TPLF s’est « accentuée au cours des derniers mois » (AFP). Selon Addis Standard, le texte détaille un financement, une mobilisation et une direction d’unités armées opérant en Amhara.

Les autorités éthiopiennes y voient une tentative d’ouvrir un front intérieur afin d’entraver toute action militaire d’Addis-Abeba vers la côte. L’Érythrée aurait intérêt, affirme la lettre, à maintenir son voisin dans un état d’instabilité chronique pour décourager toute entreprise visant les ports de Massawa ou d’Assab.

Les recompositions du TPLF

Héritier d’une longue guérilla, le TPLF est lui-même divisé. Le courant dirigé par Debretsion Gebremichael, au pouvoir dans la région du Tigré, reproche à Addis-Abeba de ne pas appliquer intégralement l’accord de paix conclu en 2022. Le camp de Getachew Reda, jugé plus conciliant, est accusé par les premiers de connivence avec la capitale.

Pour Addis-Abeba, la frange dure tigréenne utiliserait désormais l’Érythrée comme relais stratégique. Paradoxal paradoxe de cette guerre des alliances : Asmara avait combattu aux côtés de l’armée éthiopienne contre le TPLF durant le conflit de 2020-2022.

Fano, de l’allié au fauteur de troubles

Les milices Fano ont longtemps servi de force supplétive à l’armée fédérale contre le TPLF. Leur refus de désarmement en 2023 a ouvert un nouveau cycle de violences dans l’Amhara. Se présentant en défenseurs de l’ethnie amharique, les groupes ont graduellement élargi leur objectif jusqu’à évoquer la chute du gouvernement.

Le ministère éthiopien des Affaires étrangères assure que l’offensive des Fano pour s’emparer de Woldiya en septembre dernier a bénéficié d’un engagement direct de commandants tigréens et d’un appui logistique érythréen (Addis Standard).

La bataille de Woldiya, révélateur stratégique

Woldiya constitue un nœud routier essentiel reliant Addis-Abeba au nord du pays. Son contrôle dessine la capacité de Fano à menacer les grands axes de communication et, au-delà, les ambitions maritimes éthiopiennes. L’échec des forces fédérales à sécuriser durablement la ville alimente l’hypothèse d’une insurrection élargie.

Pour Abiy Ahmed, tolérer l’enracinement d’une guérilla en Amhara affaiblirait la position d’Addis-Abeba dans toute négociation sur l’accès aux ports, plaçant l’Érythrée en posture de force.

Enjeux régionaux et sécurité collective

Le bras de fer dépasse le seul théâtre éthiopien. Les détroits de Bab el-Mandeb, situés à quelques centaines de kilomètres, voient transiter une part cruciale du commerce mondial. Une conflagration ouverte altérerait les corridors énergétiques du Golfe et la liberté de navigation vers Suez.

La région, déjà fragilisée par les crises soudanaise et somalienne, verrait ses dispositifs de paix mis à rude épreuve. Le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, très sollicité, pourrait être appelé à arbitrer un contentieux où se mêlent souveraineté, identités armées et accès maritime.

Scénarios à court terme

Trois évolutions semblent se dessiner. Le statu quo armé, marqué par des escarmouches localisées, offrirait à Asmara un écran de fumée tout en maintenant la pression sur Addis-Abeba. Une médiation régionale, si elle s’appuyait sur l’accord de 2022 et sur la mise au pas des Fano, exigerait un consensus difficile entre Tigré, Amhara et pouvoir central.

Enfin, l’option la plus redoutée reste une intervention éthiopienne vers la côte, qui déclencherait un front internationalisé autour de la Mer Rouge. Dans chacune de ces hypothèses, la maîtrise de l’information et de la logistique apparaîtra déterminante pour des armées éprouvées par des décennies de conflit.

Partager l'article
Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.