Un incident dont la portée dépasse Tinzaouaten
Lorsque le réseau de défense antiaérienne algérien a intercepté un drone turc Akıncı de reconnaissance et de frappe, qu’il affirme avoir violé l’espace aérien algérien de deux kilomètres, l’échange immédiat de communiqués accusateurs à Alger et Bamako était prévisible, mais révélateur. L’Algérie a présenté cette destruction comme l’affirmation de sa souveraineté ; le Mali a juré que l’appareil n’avait jamais quitté son ciel. Loin d’être une simple bavure technique, l’incident a déclenché une chaîne diplomatique : rappels d’ambassadeurs, fermetures d’espace aérien et recours précipités aux alliés au sein des Nations unies. La junte malienne—déjà enhardie par son retrait de l’Accord d’Alger de 2015 et confortée par ses nouvelles alliances au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES)—a accusé Alger de favoriser l’insurrection ; les déclarations algériennes ont répliqué en dépeignant Bamako comme un danger pour la stabilité régionale.
De médiateur à adversaire : l’influence érodée de l’Algérie
Pendant une décennie après avoir parrainé l’accord de 2015, l’Algérie occupait une place singulière de médiatrice, forte de ses réseaux historiques auprès des notables touareg, arabes et songhaï du nord malien. Cette autorité s’est flétrie depuis les deux coups d’État maliens (2020, 2021). La dénonciation de l’Accord d’Alger en janvier 2024—présentée au Mali comme la purge d’une « imposition étrangère »—a privé Alger de son ancrage institutionnel. Pire : le communiqué fondateur de l’AES (septembre 2024), promettant défense mutuelle entre régimes putschistes du Mali, du Niger et du Burkina Faso, a été rédigé sans consultation algérienne. La transition du statut d’arbitre de confiance à celui d’adversaire perçu fut fulgurante, exposant Alger à l’accusation d’héberger les militants qu’elle entendait autrefois désarmer.
Guerre des récits et politique de la souveraineté
Le théâtre politique comble le vide laissé par le dialogue en ruine. La télévision malienne diffuse en boucle des images de « caches terroristes » prétendument localisées en territoire algérien, tandis que les médias d’État algériens répondent par des archives montrant des réfugiés touareg fuyant les bombardements maliens. Chaque capitale brandit le vocabulaire de l’État—souveraineté, intégrité territoriale, non-ingérence—pour justifier des objectifs incompatibles : la centralisation malienne contre la préférence algérienne pour une autonomie négociée de l’Azawad. Les réseaux sociaux, animés notamment par des collectifs numériques proches de l’AES, ont resserré la marge de compromis diplomatique pour des élites dont la légitimité repose déjà sur le discours martial.
Le bloc AES, ses bailleurs externes et un vide stratégique
La solidarité affichée de l’AES avec Bamako après la chute du drone montre combien les nouveaux régimes militaires voient dans le legs diplomatique algérien un obstacle à leur consolidation. Niger et Burkina Faso ont promptement fermé leurs missions à Alger, présentant le geste comme un principe contre une ingérence algérienne supposée. Leur dépendance au matériel russe—d’abord via Wagner, puis via l’« Africa Corps » sous contrôle du ministère russe de la Défense—lie les trois juntes dans une chaîne logistique qui éclipse l’influence déclinante d’Alger. L’approche transactionnelle de Moscou, troquant armes contre concessions minières et alignement politique, a même réduit la coordination sécuritaire traditionnelle entre l’Algérie et la Russie, créant une distance ironique entre deux partenaires de la guerre froide.
Mobilisation interne et front domestique algérien
Le projet de loi sur la mobilisation en temps de guerre, déposé au Parlement algérien le 2 mai 2025, illustre la façon dont les frictions externes alimentent l’ingénierie politique intérieure. Le texte activerait l’article 99 de la Constitution, permettant le passage rapide à une économie de guerre et le contrôle centralisé des ressources civiles. Le gouvernement invoque les tensions avec le Mali, le Maroc et des « ingérences étrangères » comme motifs impérieux. Des éditorialistes algériens redoutent que la loi n’offre un prétexte à des pouvoirs d’exception illimités. Le chef d’état-major, le général Saïd Chanegriha, a inspecté les garnisons frontalières, supervisant des exercices à munitions réelles pour signaler—à l’intérieur comme à l’extérieur—que la préparation algérienne n’est pas qu’un discours.
Durcissement malien et érosion de l’espace civil
À Bamako, la suspension préventive des partis politiques le 7 mai 2025—officiellement pour préserver l’ordre public—montre comment les crises extérieures se superposent à la consolidation autoritaire. La décision a suivi une « conférence nationale » où des délégués triés sur le volet ont recommandé de prolonger de cinq ans le mandat du colonel Assimi Goïta et de dissoudre le pluralisme. Les coalitions d’opposition y voient dans l’affaire du drone un prétexte commode pour museler la contestation ; des arrestations de manifestants début mai renforcent cette lecture. En assimilant toute dissidence à une subversion soutenue de l’étranger, la junte fonde sa légitimité sur une posture d’inflexible défiance à l’égard de l’Algérie—et, par extension, des cadres multilatéraux qu’Alger incarnait autrefois.
Répercussions humanitaires : déplacements, insécurité alimentaire et économie transfrontalière
Les confins de Tinzaouaten, Tessalit et Kidal servent depuis longtemps d’artères commerciales entre le sud algérien et le nord malien. Depuis 2024, la multiplication des frappes de drones et d’artillerie a transformé ces corridors en zones d’exode. Les autorités algériennes font état d’une hausse annuelle de 38 % des demandes d’asile venues du nord du Mali, saturant les centres d’accueil autour de Tamanrasset. Le Programme alimentaire mondial projette que 2 600 Maliens risquent des conditions de famine (Phase 5) durant la soudure de juin-août, un chiffre aggravé par l’embargo de l’AES sur le camionnage transfrontalier qui, d’ordinaire, acheminait carburant, blé et médicaments algériens vers l’Azawad.
Énergie, minerais et économie de dépendance
Avant la détérioration, Sonatrach et les autorités pétrolières nigériennes envisageaient un oléoduc tri-national devant acheminer le brut nigérien vers le nord, ancrant les économies de l’AES sur les terminaux algériens. Le protocole d’accord est désormais gelé. Les capitales de l’AES courtisent des investisseurs émiratis, turcs ou chinois disposés à opérer sous des régimes réglementaires plus souples, sans offrir toutefois la proximité logistique et portuaire algérienne. Le lithium malien—environ 700 000 tonnes exploitables près de Bougouni—reste otage de l’instabilité ; des ingénieurs algériens avaient réalisé des levés sismiques en 2022, mais ces co-entreprises sont gelées, privant les deux États de revenus potentiels.
Le reflux des cadres sécuritaires multilatéraux
Le retrait progressif de Barkhane (2023), la réduction de la MINUSMA (fin 2024) et le pivot rhétorique de l’AES hors de la CEDEAO créent un vide institutionnel. La proposition algérienne de 2010 pour un Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC) n’a jamais vraiment pris corps ; elle est évoquée avec nostalgie, rarement opérationnelle. Avec des bases nigériennes accueillant des drones de combat russes et des forces burkinabè recevant, dit-on, des munitions rôdeuses iraniennes, le Sahel devient un marché où les acteurs externes rivalisent sans règles d’engagement coordonnées, accroissant le risque d’escalade accidentelle.
Le Bureau de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest et le Sahel (UNOWAS) appelle à « la retenue et au dialogue », tandis que le Conseil de sécurité achoppe sur un libellé jugé partisan par l’une ou l’autre partie. Paris, en quête d’une posture adaptée à son influence réduite, dénonce les « récits déstabilisateurs » de l’AES, mais évite de s’aligner ouvertement sur Alger, de peur de réveiller les mémoires coloniales. La revue de politique américaine au Sahel, révélée le 7 mai 2025, évoque un engagement conditionnel fondé sur « des critères vérifiables de protection des civils », formulation destinée à garder ses distances tant avec les accusations algériennes contre le Mali qu’avec les accusations maliennes contre Alger.
Cartographie des scénarios : du gel diplomatique au dérapage cinétique
Les centres de réflexion nord-africains et européens évoquent trois trajets :
- Rivalité gérée : incidents frontaliers de faible intensité qui demeurent sous seuil, grâce à des canaux discrets, peut-être via la Mauritanie.
- Conflagration par procuration : acteurs non étatiques—coalitions touareg ou franchises djihadistes—profitent de l’hostilité interstate pour étendre leur empreinte, entraînant l’Algérie et le Mali plus loin dans le conflit.
- Affrontement direct : improbable mais alarmant ; une poursuite transfrontalière malienne ou une frappe préventive algérienne mal calculée activerait la clause de défense mutuelle de l’AES, polarisant la région avec des répercussions jusqu’au corridor énergétique méditerranéen.
Voies diplomatiques : relancer, recadrer ou remplacer l’Accord d’Alger
À Alger, on se demande si un relifting cosmétique du cadre de 2015 est viable ; Bamako rejette publiquement toute reprise sous égide algérienne, mais admettrait une « médiation africaine » sans parrains occidentaux. Un format potentiellement productif associerait la CEN-SAD et le Panel des Sages de l’Union africaine, le Qatar ou Oman agissant comme facilitateurs discrets auprès des factions touareg. Deux volets seraient séparés : un dialogue technique sur les mesures de confiance frontalières et un dialogue politique sur l’aménagement de gouvernance en Azawad. La réussite suppose que l’AES reconnaisse l’irremplaçable bouffée économique que représente le sud algérien, et qu’Alger admette qu’un rôle de médiation partagé ne l’ampute pas de son prestige.
Enjeux pour les acteurs européens et du Golfe
Le calcul énergétique européen mise sur l’hydrogène vert sahélien et les exportations solaires maghrébines ; l’instabilité au sud de l’Algérie met ces perspectives en péril. Les fonds souverains du Golfe, en quête de lithium ou d’or, risquent une atteinte à leur réputation si leurs projets aggravent les déplacements de civils. Les missions diplomatiques à Alger, Bamako, Niamey et Ouagadougou font donc face à un double impératif : couvrir leurs intérêts commerciaux tout en préparant l’évacuation rapide du personnel en cas d’escalade cinétique. Le SEAE a discrètement relevé son niveau de risque pour l’axe transsaharien central, recommandant des escortes pour les convois humanitaires et la révision des primes d’assurance survol.
Recommandations stratégiques
- UA – Conseil paix et sécurité : convoquer en huis clos l’envoi d’une mission d’établissement des faits à Tinzaouaten, afin de recréer une base factuelle partagée.
- Algérie et Mali : réactiver la commission bilatérale de délimitation frontalière des années 1970, dont les archives sont intactes, pour dépolluer le dossier technique.
- Bailleurs : conditionner l’aide sécuritaire à des rapports transparents sur les frappes de drones, incitant à la retenue sans imposer la doctrine.
- Puissances externes : éviter les choix binaires ; soutenir la médiation algérienne n’exclut pas le dialogue avec Bamako, pourvu que les séquences soient claires et compartimentées.
Conclusion : gérer un voisinage instable
Les éclats de drone tombés dans le désert rocailleux de Tinzaouaten résument le mélange explosif de souverainetés affirmées, d’espaces non gouvernés et de récits concurrents. Pour l’Algérie, l’épisode met au défi son image de stabilisatrice ; pour le Mali, il galvanise une volonté populiste de tracer une voie post-occidentale. Aucun des deux ne peut imposer ses vues unilatéralement dans un environnement de sécurité interdépendant. La communauté diplomatique—Rabat, Alger, Bamako, Nouakchott en première ligne—doit calibrer son engagement pour empêcher des incidents tactiques de se muer en schismes stratégiques. Il s’agit moins d’arbitrer les torts que de réinsérer les deux États dans un maillage multilatéral capable d’absorber les chocs tout en s’adaptant à des réalités politiques mouvantes. Pour éviter que le Sahel ne sombre dans un conflit élargi, l’incident de Tinzaouaten doit servir non de casus belli, mais de tournant mobilisateur pour une diplomatie inclusive, ancrée dans la région et soutenue par une vigilance internationale.