IA : les banques centrales africaines aux commandes du nouvel ordre financier

À Dakar, le 21 mai 2025, gouverneurs, ministres et régulateurs se sont réunis autour de la BCEAO pour passer d’un rôle de simples consommateurs de technologie à celui d’architectes de la révolution de l’IA. Au-delà des algorithmes, c’est la place économique, géopolitique et diplomatique du continent qui se redessine.

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Dakar, laboratoire d’une coopération monétaire augmentée

Pour la première fois, les banques centrales d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), d’Afrique centrale (BEAC), d’Afrique du Sud, du Maroc, du Kenya, du Nigeria, rejointes par la Banque de France et la Banque du Portugal, ont confronté leurs prototypes d’intelligence artificielle. Quatre panels – du « pouvoir transformateur » de l’IA à la « stabilité financière » – ont ausculté les apports possibles des algorithmes : prévisions d’inflation dopées au machine learning, stress-tests bancaires en temps réel ou détection automatisée des flux suspects. Trois chiffres ont dominé les débats :

  • 1,5 milliard de personnes attendues sur le marché unique continental d’ici 2030 ;
  • 1500 milliards de dollars de valeur ajoutée que l’IA pourrait dégager en Afrique selon l’ONU ;
  • 30 % de gains de productivité déjà mesurés sur certains pilotes de surveillance prudentielle.

Un jackpot économique de 1500 milliards de dollars

Cheikh Diba, ministre sénégalais des Finances, a replacé l’enjeu : « L’IA n’est pas un luxe mais un choc d’offre : inclusion financière, scoring de crédit pour les PME, optimisation logistique et — surtout — emplois qualifiés. » Le mobile-money, qui a fait la démonstration d’un saut technologique sans guichets bancaires, sert de répétition générale : la prochaine étape consistera à greffer des modèles prédictifs sur les 1,2 milliard de comptes mobiles actifs. Les régulateurs se voient déjà en chefs d’orchestre : ils fourniront les API sécurisées, agrégeront les données transactionnelles et labéliseront les algorithmes, un service hautement monétisable auprès des fintechs.

La souveraineté numérique, nerf de la guerre géopolitique

Adoptée en 2024, la Stratégie continentale pour l’IA de l’Union africaine fixe un cap clair : former un marché de la donnée de 55 pays capable de négocier, d’égal à égal, avec Washington, Pékin ou Bruxelles. La création, en avril 2025, d’un Conseil africain de l’IA à Kigali, dotée d’un budget de 250 millions $, marque l’entrée du continent dans la diplomatie réglementaire : standardiser les modèles de gouvernance, fixer des clauses de localisation des données, et imposer des clauses de performance sur les langues africaines aux fournisseurs de cloud.

Entre prudence réglementaire et course à l’innovation

« Il ne faut pas laisser l’IA perturber le système au point de le déstabiliser », avertit Paul Koffi Koffi, président de l’AMF-UMOA. Les régulateurs redoutent le scénario d’un flash-crash africain alimenté par des bots de trading mal calibrés. L’enjeu immédiat : encadrer l’usage des grands modèles dans les salles des marchés sans étouffer l’innovation. D’où un triptyque d’action :

  1. Gouvernance des données : référentiel commun, stockage souverain, chiffrement systématique.
  2. Renforcement des capacités : doublement, d’ici 2027, des data-scientists formés au sein des banques centrales.
  3. Régulation adaptative : bacs à sable réglementaires ouverts aux fintechs, avec brèches de responsabilité clairement assignées.

Du leapfrog au « full-stack » africain

Le paradigme se précise : plutôt que de greffer l’IA sur des process décrépis, l’Afrique peut les réinventer. La start-up marocaine TwinLink déploie déjà des avatars vidéo polyglottes qui répondent en kiswahili ou en peul. Des projets d’agents autonomes coordonnant irrigation et micro-crédit voient le jour au Sahel ; en Côte d’Ivoire, le « Superphone » vocal cible 40 % d’analphabètes. Cette stratégie AI-native rappelle le bond du continent vers la téléphonie mobile : sauter l’étape des PC et des guichets pour entrer directement dans l’ère des agents vocaux et multimodaux.

Les banques centrales, nouveaux ambassadeurs du continent

Longtemps cantonnées à la politique monétaire, les banques centrales jouent désormais une carte diplomatique. La BCEAO, qui a constitué en 2024 un Comité de réflexion sur l’IA (CRIA), propose d’héberger un « cloud de confiance » pour l’ensemble de l’UEMOA. La BEAC souhaite, elle, mutualiser un corpus de données macroéconomiques cross-frontières afin d’enrichir les modèles de prévision climatique intégrés aux scénarios de stabilité financière. Face aux GAFAM et à leurs pendants chinois, cette coopération offre un levier de négociation : accès à 400 millions de consommateurs en échange de transferts de technologie et d’engagements sur la localisation des data centers.

Former, mutualiser, standardiser : la feuille de route technique

La conférence a acté quatre mesures phares :

  • Ecole panafricaine de supervision algorithmique : cursus commun pour auditeurs IA, hébergé par les universités de Dakar et de Kigali, ouverture prévue fin 2026.
  • Livre blanc des outils IA des banques centrales : cartographie des algorithmes existants, critères d’audit, protocole d’inter-opérabilité, publication au 1er trimestre 2026.
  • Label « Data for Africa » : certification des jeux de données respectant anonymisation, diversité linguistique et traçabilité, gage de qualité pour l’entraînement de modèles open-source.
  • Sandbox réglementaire unifié : les fintechs opérant dans deux unions monétaires (CEDEAO & CEMAC) bénéficieront d’un agrément unique pour tester des cas d’usage IA, à condition d’intégrer des modules d’IA « expliquable ».

Vers une architecture financière « AI-first »

À court terme, la BCEAO annoncera cet automne un pilote de CDBC (monnaie numérique de banque centrale) inter-opérable avec les portefeuilles mobiles de Côte d’Ivoire et du Sénégal, supervisé en temps réel par un tableau de bord IA. La BEAC planche de son côté sur des algorithmes de détection d’anomalies dans les transactions transfrontalières – un outil qui pourrait réduire de 40 % le blanchiment de capitaux identifié. Plusieurs gouverneurs évoquent déjà l’après-CBDC : des stablecoins adossés à des paniers de matières premières africaines, dont la volatilité serait pilotée par des agents multi-modèles.

Une partie d’échecs mondiale

« L’IA redéfinit les règles : celui qui contrôle la donnée façonne la politique économique », résume Cheikh Diba. À Dakar, les banques centrales africaines ont pris date : en devenant conceptrices des algorithmes et gardiennes des standards, elles se dotent d’un pouvoir de négociation inédit – sur la scène économique, mais aussi diplomatique. Si elles relèvent le défi des compétences et de la gouvernance, elles pourraient, d’ici cinq ans, passer du statut de suiveurs technologiques à celui d’arbitres d’un nouvel ordre financier. La partie est lancée, et l’Afrique, forte de son marché unique et de sa jeunesse hyper-connectée, avance désormais ses propres pièces sur l’échiquier mondial.

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