Ce qu’il faut retenir
La Turquie, via la société BGN, capte une part décisive du brut libyen qu’elle échange contre des carburants raffinés indispensables à Tripoli. Le mécanisme, mis en place en 2021, confère à Ankara un double levier : financier, en contrôlant des flux valorisés en devises, et stratégique, en assurant sa présence militaire et diplomatique sur la façade sud de la Méditerranée.
Contexte
Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye peine à rétablir une gouvernance unifiée. Entre Tripoli et Benghazi, les factions rivales se disputent l’accès aux raffineries et terminaux, tandis que la Compagnie nationale de pétrole (NOC) reste l’un des rares acteurs institutionnels encore perçus comme neutres par les Libyens et la communauté internationale.
Ankara s’est positionnée dès 2019 comme protecteur du Gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU. Par un accord de coopération militaire et un mémorandum de délimitation maritime, la Turquie s’est assurée un corridor énergétique reliant ses côtes au croissant pétrolier libyen (African Energy, Financial Times).
Calendrier
En janvier 2020, l’envoi de drones Bayraktar TB2 et de conseillers militaires turcs inverse le rapport de force autour de Tripoli. Cette implication ouvre la voie à la signature, en novembre 2020, d’un second protocole sur l’exploration conjointe des hydrocarbures.
L’année 2021 voit naître le mécanisme de swap : pour chaque baril exporté depuis Ras Lanouf ou Es Sider, BGN fournit du diesel et de l’essence raffinés, couvrant près de 70 % de la consommation libyenne (Financial Times, mars 2023). En octobre 2022, un nouveau protocole gazier prolonge l’accord maritime pour dix ans.
Acteurs
BGN, officiellement basée à Ankara, agit comme intermédiaire entre la NOC et des raffineries turques d’Izmir et de Mersin. Son PDG, Burak Güren, revendique une « coopération gagnant-gagnant », soulignant que les cargaisons libyennes sont réglées sous 30 jours, un délai rare sur un marché volatil (Afrik.com).
La Banque centrale de Libye crédite directement les comptes de BGN en dollars, contournant ainsi les circuits bancaires européens parfois soumis à des procédures de conformité plus lourdes. Ce canal favorise la rapidité des transactions mais nourrit des critiques d’opacité de la part de certains députés de Tobrouk.
Autour de ce tandem, on retrouve la société turque TPAO, prête à déployer des navires sismiques au large de Derna, tandis que les armées égyptienne et grecque renforcent leurs patrouilles aériennes pour contester la validité du mémorandum maritime turco-libyen.
Enjeux gaziers en Méditerranée orientale
Les blocs offshores situés entre la Cyrénaïque et la Crète prolongent le bassin gazier égyptien de Zohr. Ankara espère y découvrir jusqu’à 3 000 milliards de mètres cubes, soit l’équivalent de deux décennies de sa consommation domestique. Dans un contexte post-guerre en Ukraine, cette perspective pourrait repositionner la Turquie comme hub gazier vers l’Europe méridionale.
Pour Tripoli, ces explorations promettent une diversification bienvenue de recettes, alors que la production pétrolière oscille encore entre 1 et 1,2 million de barils par jour, loin des 1,6 million atteints avant 2013.
Scénarios
Premier scénario : la dynamique actuelle se consolide. La Turquie sécurise ses positions, la NOC augmente la part du swap, et l’Union européenne, en quête d’alternatives au gaz russe, tolère l’arrangement.
Deuxième scénario : poussées par Le Caire et Athènes, les institutions européennes pourraient contester juridiquement le mémorandum de 2019, ralentissant les forages et exposant BGN à des mesures restrictives.
Troisième scénario : une médiation africaine intégrée, portée par la Communauté des États sahélo-sahariens, encouragerait un partage des licences entre compagnies turques, italiennes et émiraties, rééquilibrant ainsi la rente énergétique libyenne. Dans tous les cas, la capacité de la Libye à réformer le secteur et à assurer la transparence de la NOC restera déterminante pour la stabilité méditerranéenne.

