Soudan: joutes verbales à l’ONU autour d’El-Fasher

Jean-Baptiste Ngoma
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Ce qu’il faut retenir

Réuni le 30 octobre, le Conseil de sécurité a alerté sur la « profonde inquiétude » provoquée par la chute d’El-Fasher, capitale du Darfour-Nord, tombée aux mains des Forces de soutien rapide après dix-huit mois de siège. Au cœur de l’enceinte onusienne, Khartoum accuse Abou Dhabi d’orchestrer l’offensive paramilitaire, accusation vigoureusement rejetée par l’émirat.

Le Conseil de sécurité sonne l’alarme humanitaire

Devant les Quinze, le chef des opérations humanitaires de l’ONU, Tom Fletcher, a évoqué des « informations crédibles d’exécutions de masse » et décrit une ville qui « plonge dans un enfer encore plus noir ». Cette rhétorique souligne le basculement d’El-Fasher, dernier bastion contrôlé par l’armée soudanaise au Darfour, en catastrophe humanitaire majeure.

Aucune estimation indépendante n’est encore disponible, mais OCHA craint que les couloirs humanitaires ne demeurent fermés tant que les FSR, désormais retranchées dans la ville, et les Forces armées soudanaises poursuivent les combats d’artillerie qui ont déjà endommagé l’hôpital universitaire, unique structure de référence encore fonctionnelle.

Khartoum dénonce une ‘agression’ venue du Golfe

Pour l’ambassadeur soudanais Al Harith Idriss, le conflit n’est ni tribal ni civil, mais « une agression menée par les Émirats arabes unis » via leur « représentant local », les FSR. Il affirme que l’émirat fournit armes et promesses de pouvoir à la faction du général Hemedti, dans le but présumé d’exploiter l’or du Darfour.

La charge diplomatique, prononcée devant le Conseil, se double d’un refus catégorique de considérer l’aide émirienne de 70 millions de dollars annoncée pour El-Fasher comme un geste humanitaire. Khartoum y voit une tentative de normaliser une tutelle étrangère, et un camouflet fait à la souveraineté soudanaise déjà mise à l’épreuve depuis avril 2023.

Abou Dhabi rejette toute immixtion et renvoie la faute

Le représentant émirati, Mohamad Abushahab, qualifie les accusations d’« absurdes » et rappelle que son pays a soutenu les médiations successives du Quatuor. Selon lui, l’escalade actuelle découle du retrait de l’armée des cessez-le-feu négociés à Djeddah, comportement qui aurait anéanti les chances d’une accalmie.

Abou Dhabi assure ne livrer que de l’aide humanitaire et impute à l’intransigeance du général Abdel Fattah al-Burhan la prolongation d’un conflit ayant déplacé plus de huit millions de personnes. Cette posture vise à préserver l’image d’un émirat médiateur, investisseur et donateur, alors même qu’il est accusé d’alimenter l’économie de guerre soudanaise.

El-Fasher, carrefour stratégique et champ de ruines

Située sur les routes commerciales reliant le Tchad, la Libye et les mines aurifères de Jebel Amer, El-Fasher revêt une valeur logistique et symbolique majeure. Sa capture offre aux FSR un couloir d’approvisionnement continu et prive l’armée d’un pivot indispensable pour envisager une reconquête progressive du Darfour occidental.

Pour les civils, l’enjeu est plus immédiat. En l’absence d’accès sécurisé, les stocks de farine, de carburant et de médicaments pourraient être épuisés en quelques jours, préviennent les agences onusiennes. Les groupes de défense des droits humains redoutent de nouveaux massacres, rappelant les attaques systématiques perpétrées contre les communautés massalit à El-Geneina en 2023.

Scénarios diplomatiques : impasse ou frémissement ?

À New York, plusieurs délégations africaines ont plaidé pour que l’Union africaine reprenne la main sur la médiation, accusant les négociations éclatées de fragmenter les paramètres de sortie de crise. Le Niger et le Mozambique se disent favorables à la nomination d’un envoyé spécial unique, mandaté pour harmoniser les formats de Djeddah, d’Addis-Abeba et de Port-Soudan.

Dans l’immédiat, le Conseil de sécurité pourrait durcir les sanctions individuelles déjà en vigueur contre certains commandants des FSR, mais la Russie, alliée tactique de Khartoum, et les Émirats, membre élu du Conseil jusqu’à fin 2024, disposent d’une marge d’influence suffisante pour édulcorer tout texte contraignant.

Les chancelleries occidentales parient sur la pression financière : bloquer les exportations informelles d’or transitant par Dubaï tarirait une part cruciale des revenus des FSR, sans pour autant asphyxier les populations. Mais la mise en place d’un mécanisme de traçabilité exige un consensus régional que le climat actuel ne favorise guère.

À l’inverse, certains experts soudanais estiment qu’un cessez-le-feu local à El-Fasher, négocié par des notables darfouris, pourrait initier une dynamique de paix ascendante, contournant la compétition géopolitique. L’histoire récente du Soudan montre pourtant que les trêves périphériques restent fragiles tant que le centre politique, aujourd’hui divisé entre Port-Soudan et la rue, demeure sans horizon.

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Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.