Virage espagnol : Madrid réinvente la migration africaine

Jean-Baptiste Ngoma
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Ce qu’il faut retenir

En pleine contraction des budgets d’aide en Europe et en Amérique du Nord, l’Espagne opte pour une trajectoire opposée en élargissant ses financements dédiés à l’Afrique (Chatham House, 2024). Le gouvernement Sanchez articule son action autour d’un triptyque : investissement social, migration régulière et diplomatie culturelle.

Au lieu de considérer l’arrivée d’Africains comme une menace, Madrid martèle le potentiel économique des mobilités légales. La création d’un Conseil consultatif hispano-africain, majoritairement composé de personnalités du continent, illustre cette volonté de codécision et de relecture des rapports Nord-Sud.

Coopération espagnole : un budget à contre-courant

Alors que Paris, Berlin ou Londres resserrent la voilure budgétaire, Madrid annonce une montée en puissance progressive de son aide publique au développement, partie de niveaux modestes mais désormais orientée vers l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Maghreb. Le plan de coopération 2024-2027 érige la région au rang de priorité absolue, au même titre que l’Amérique latine.

Les nouveaux financements ciblent l’infrastructure, la transition énergétique et la digitalisation, mais aussi l’éducation et l’employabilité des jeunes. Cette approche holistique s’appuie sur l’ouverture d’ambassades supplémentaires au sud du Sahara et l’installation de sièges de l’Institut Cervantes, afin de diffuser la langue et de renforcer les échanges universitaires.

Migration circulaire et approches innovantes

Au cœur du dispositif figure le programme de migration circulaire lancé en 2021 avec le Sénégal, puis étendu à la Mauritanie et à la Gambie. Il accorde des visas temporaires à des travailleurs agricoles, tenus de rentrer après la campagne. L’État finance également des formations pour les rapatriés afin qu’ils créent des micro-entreprises dans leur pays d’origine.

En reconnaissant que la pression migratoire puise ses racines dans le chômage et le sous-emploi, Madrid joue la carte de la prévention plutôt que de la dissuasion. « Le phénomène migratoire relève aussi de la rationalité économique », souligne le Premier ministre Pedro Sanchez lors d’une visite à Nouakchott, saluant la contribution des diasporas à l’économie espagnole.

Un agenda continental pensé au-delà du contrôle des flux

La stratégie Afrique publiée fin 2023 insiste sur l’idée d’“espace géopolitique commun” entre les deux rives de la Méditerranée. Elle promet un soutien visible à l’Union africaine et à la CEDEAO, fragilisée par les récents coups d’État au Sahel. Madrid entend encourager la gouvernance démocratique tout en évitant les postures moralisatrices perçues comme néocoloniales.

L’accent mis sur la culture complète le dispositif. L’Espagne parie sur la force d’attraction de sa langue, parlée par 500 millions de personnes, pour bâtir des ponts. Des programmes de mobilité pour enseignants, chercheurs et artistes africains doivent nourrir cet écosystème, tandis qu’un fonds de développement dédié aux personnes d’ascendance africaine est en gestation.

Enjeux politiques internes et discours inclusif

Sur le plan domestique, le gouvernement affronte la poussée du parti Vox, hostile aux migrants africains. Des incidents xénophobes comme ceux survenus à Torre Pacheco rappellent la délicatesse du sujet. Pourtant, l’exécutif maintient une communication ouverte, contraste saisissant avec la rhétorique dure de plusieurs capitales européennes.

Le ministère des Affaires étrangères assume que la lutte contre le racisme fait partie intégrante de la diplomatie espagnole. Soutenir la diaspora africaine devient un levier de cohésion interne tout autant qu’un message adressé aux partenaires du Sud. Cet équilibre entre fermeté sécuritaire et inclusion sociale vise à désamorcer les tensions électorales sans renier les engagements internationaux.

Portée géopolitique pour l’Afrique et ses partenaires

L’initiative espagnole élargit le cercle des bailleurs actifs au moment où la concurrence s’intensifie entre puissances sur le continent. En offrant un modèle coopératif, Madrid se positionne comme interlocuteur alternatif pour les États africains cherchant à diversifier leurs alliances, y compris ceux d’Afrique centrale ou du Golfe de Guinée, zones stratégiques pour la sécurité maritime et l’énergie.

À plus long terme, la complémentarité entre migration circulaire et investissements sectoriels pourrait inspirer d’autres pays européens. Pour l’Afrique, l’enjeu est de transformer ces canaux légaux en véritables accélérateurs de développement, sans aggraver la fuite des compétences. L’Espagne mise sur le double ancrage local et transnational des talents, un pari qui, s’il réussit, pourrait redéfinir la gouvernance des mobilités internationales.

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Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.