Washington et Bamako : le mariage discret des renseignements

Jean-Baptiste Ngoma
7 mn de lecture

Ce qu’il faut retenir

En quelques mois, Washington a considérablement densifié l’échange de données sensibles avec les forces armées maliennes, malgré les tensions suscitées par la proximité de Bamako avec le groupe paramilitaire russe Wagner, accusé d’exactions. Selon plusieurs responsables américains actuels et anciens, ces renseignements ont déjà servi à conduire des frappes ciblées contre des groupes jihadistes.

La démarche représente un tournant pour une relation restée longtemps minimale après la prise de pouvoir de la junte en 2021. Le calcul américain demeure clair : contenir l’avancée des mouvements islamistes violents en Afrique de l’Ouest, même au prix d’un partenariat avec un régime sous sanctions.

Un Sahel toujours inflammable

Le Mali se trouve au cœur d’un arc de crises qui va du lac Tchad aux frontières mauritaniennes. Les factions affiliées à Al-Qaïda ou à l’organisation État islamique y exploitent la porosité des confins désertiques pour multiplier embuscades et attentats, menaçant les couloirs logistiques et l’essor économique régional, rappellent les interlocuteurs américains.

Dans ce contexte, la capacité de frappe aérienne malienne reste limitée. L’appui informationnel occidental, même intermittent, constitue donc un multiplicateur de puissance décisif pour l’état-major de Bamako, convaincu qu’une approche essentiellement militaire permettra de reprendre l’initiative.

Le retour pragmatique de Washington

Le partage d’intelligence s’inscrit dans une offensive plus vaste de l’administration Trump, disent les mêmes sources, visant à renouer avec un allié jadis central dans les dispositifs antiterroristes américains. Washington, longtemps focalisé sur le Moyen-Orient, semble réévaluer la priorité sahelienne au regard de la progression des réseaux terroristes locaux.

Cet engagement contrastait avec la période de quasi-gel diplomatique qui avait suivi les coups d’État successifs à Bamako. Les militaires maliens s’étaient alors tournés vers Moscou, trouvant auprès de Wagner des instructeurs, des capacités de renseignement d’origine russe et un discours de souveraineté séduisant pour l’opinion nationale.

Le dilemme de l’administration Biden

La Maison-Blanche de Joe Biden a tenté de conditionner son aide à des réformes institutionnelles et à un retour à l’ordre constitutionnel. Faute de résultats tangibles, elle a sanctionné plusieurs officiers de haut rang pour leurs liens avec Wagner. Ces mesures n’ont pas entamé, pour autant, la volonté américaine de contrer l’insurrection islamiste.

D’après un responsable américain cité par nos sources, la logique demeure « sécuritaire d’abord, politique ensuite ». En d’autres termes, le calcul de risque tolère un rapprochement tactique avec la junte tout en conservant un levier coercitif, symbolisé par les sanctions individuelles et la limitation de l’assistance financière non liée à la lutte antiterroriste.

Bamako entre Wagner et Washington

Pour les autorités maliennes, la convergence momentanée avec les États-Unis offre un rééquilibrage bienvenue face à l’emprise croissante de leurs partenaires russes. En coulisses, certains officiers redoutent de se voir confinés dans une dépendance univoque à Moscou, tant sur le plan logistique que diplomatique.

L’afflux d’informations d’origine américaine, jugées plus précises sur les mouvements jihadistes, permettrait à Bamako de diversifier ses fournisseurs tout en maximisant ses options opérationnelles. Toutefois, la coopération reste entourée de prudence : aucune formation conjointe n’est annoncée et l’interopérabilité technologique demeure limitée.

Scénarios à surveiller

Premier scénario : la dynamique actuelle produit des résultats visibles sur le terrain, réduisant l’emprise jihadiste et légitimant la ligne dure de la junte. Washington pourrait alors plaider pour un engagement gradué, tout en martelant la nécessité d’élections crédibles à moyen terme.

Deuxième option : un incident majeur impliquant des civils ou l’implication directe de Wagner dans des opérations utilisant du renseignement américain expose la coopération au feu des critiques, au Congrès comme à l’Union européenne, et réactive la menace de sanctions plus larges.

Enfin, la dégradation sécuritaire pourrait malgré tout se poursuivre, sapant simultanément la crédibilité des États-Unis et de la junte. Dans ce cas, les groupes jihadistes exploiteraient l’atomisation politique régionale, forçant Bamako à chercher des soutiens supplémentaires auprès de puissances non occidentales.

Calendrier et acteurs

Les échanges de données ont débuté fin 2022 et se seraient intensifiés au cours des deux premiers trimestres 2023, selon les sources américaines interrogées. Côté malien, le ministère de la Défense pilote la coordination, tandis que l’état-major américain pour l’Afrique (AFRICOM) supervise la chaîne de renseignement.

Au-delà des généraux maliens et des diplomates américains, le groupe Wagner reste un acteur-clé, même s’il opère officiellement en dehors de tout accord interétatique. Son rôle dans l’entraînement des forces maliennes et dans certaines opérations robustes continue d’alimenter la vigilance américaine.

Regards régionaux

Les partenaires de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest observent avec circonspection ce rapprochement inattendu. Plusieurs capitales redoutent un précédent pour d’autres régimes militaires de la région, tentés de négocier un partenariat à la carte avec Washington sans condition politique forte.

Pour Abuja comme pour Accra, l’enjeu est de préserver la cohérence de la lutte collective contre les groupes armés tout en évitant la fragmentation des alliances. La coopération États-Unis–Mali pourrait ainsi devenir un test grandeur nature de la hiérarchie des priorités diplomatiques américaines dans le golfe de Guinée et au-delà.

Une équation encore ouverte

En pariant sur une collaboration pragmatique, Washington espère refermer l’écart créé par la concurrence russe au Sahel. Bamako, de son côté, joue l’équilibre entre puissances pour renforcer sa marge de manœuvre. Reste à savoir si ce pari croisé produira la stabilité recherchée ou s’il prolongera l’instabilité qui gangrène le centre du continent.

Partager l'article
Jean-Baptiste Ngoma est éditorialiste économique. Diplômé en économie appliquée, il suit les grandes tendances du commerce intra-africain, les réformes structurelles, les dynamiques des zones de libre-échange et les flux d’investissements stratégiques. Il décrypte les enjeux macroéconomiques dans une perspective diplomatique et continentale.