Rivalité sino-américaine – Ports, chemins de fer et bataille géostratégique du transport

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Alors que le monde connaît de profondes mutations — technologiques, climatiques et géopolitiques — l’Afrique est redevenue un terrain stratégique majeur de la compétition mondiale. Tandis que la rhétorique diplomatique continue de vanter les vertus des « partenariats gagnant-gagnant », les réalités sur le terrain traduisent une dynamique bien plus conflictuelle, notamment entre les deux grandes puissances mondiales : la Chine et les États-Unis. Cette rivalité ne se limite plus aux sphères traditionnelles de la diplomatie ou de la sécurité ; elle s’étend désormais aux véritables artères du développement économique africain : ses infrastructures de transport. Des chemins de fer aux ports, en passant par les corridors logistiques, ce qui est en jeu aujourd’hui en Afrique est rien de moins qu’une redéfinition de la carte logistique et géopolitique du continent.

Transport stratégique : l’infrastructure comme instrument de puissance

La bataille pour l’influence dans le secteur des transports en Afrique ne concerne pas des gains à court terme. Elle traduit un calcul stratégique de long terme où logistique et mobilité sont redéfinies comme des instruments de projection de puissance. Dans ce contexte, l’infrastructure devient non seulement une priorité de développement, mais aussi un levier géopolitique. Celui qui contrôle les corridors critiques du transport africain contrôle les flux de marchandises, de personnes, et, de plus en plus, d’idées.

La Chine a compris cette dynamique très tôt. Dès le début des années 2000, Pékin a engagé une politique soutenue de diplomatie des infrastructures en Afrique, portée par l’Initiative « Belt and Road » (BRI). Chemins de fer, autoroutes, aéroports, et surtout ports, sont devenus l’expression physique d’une stratégie mêlant intérêts économiques et influence politique. La China Harbour Engineering Company (CHEC), la China Road and Bridge Corporation (CRBC) et la China Exim Bank ont investi massivement dans des mégaprojets africains, construisant non seulement des infrastructures, mais aussi des liens de loyauté et de dépendance.

Les États-Unis, en revanche, ont historiquement adopté une approche plus prudente, privilégiant l’aide, la facilitation du commerce et la promotion de la gouvernance démocratique plutôt que la construction directe d’infrastructures. Toutefois, de récents ajustements stratégiques ont conduit Washington à revoir sa posture. Dans le cadre de l’initiative « Global Infrastructure and Investment » (PGII) et, plus récemment, à travers le « Partenariat pour les infrastructures mondiales » avec l’Union européenne, les États-Unis ont lancé des interventions ciblées pour contrer la domination chinoise, notamment dans les corridors de transport critiques.

Chemins de fer : la colonne vertébrale silencieuse de l’influence

La course aux chemins de fer africains est l’un des terrains les plus visibles de cette compétition stratégique. Le portefeuille chinois est impressionnant. La ligne ferroviaire Addis-Abeba-Djibouti, inaugurée en 2018, a profondément transformé l’accès de l’Éthiopie au commerce maritime, réduisant la dépendance au transport routier et abaissant les coûts de transaction de près de 30 %. De même, le chemin de fer à écartement standard (SGR) reliant Mombasa à Nairobi, bien que controversé en raison de son lourd endettement, a changé la dynamique commerciale en Afrique de l’Est. Ces projets ne sont pas de simples infrastructures : ils sont des déclarations de présence.

En réponse, les États-Unis se sont mobilisés autour du Corridor de Lobito, un axe stratégique ferroviaire et portuaire reliant la République démocratique du Congo, la Zambie et l’Angola. Avec plus de 4 milliards de dollars d’investissements et la participation de la Development Finance Corporation (DFC) américaine, cette initiative vise à garantir que l’exportation de minéraux critiques — comme le cobalt et le cuivre — échappe à l’orbite logistique de la Chine. Au-delà de l’infrastructure, il s’agit d’un nouvel alignement stratégique : relier les chaînes d’approvisionnement de la transition énergétique aux alliances politiques du Sud global.

Portes maritimes : les ports comme avant-postes géostratégiques

Cependant, le véritable pivot de la rivalité sino-américaine pourrait bien se jouer en mer. Les ports africains deviennent des avant-postes géostratégiques, des nœuds d’un réseau logistique et de projection à l’échelle mondiale. Là aussi, la Chine a avancé avec rapidité et ampleur.

Le port de Doraleh à Djibouti, modernisé et agrandi grâce à des capitaux chinois, est à la fois un hub commercial et un atout stratégique. Il se situe à proximité de la seule base militaire chinoise à l’étranger, brouillant la frontière entre infrastructure commerciale et positionnement militaire. De même, le port de Bagamoyo en Tanzanie, bien que suspendu pour des raisons politiques, était conçu comme un mégaprojet destiné à surpasser tous les ports d’Afrique de l’Est. Les investissements à Lamu (Kenya), Kribi (Cameroun) et Lekki (Nigeria) s’inscrivent dans cette stratégie plus large de présence maritime chinoise.

À l’inverse, les États-Unis avaient jusqu’à récemment peu investi dans les infrastructures portuaires. Cette tendance évolue. En 2024, l’administration Biden a annoncé son soutien à la modernisation du port de Lobito dans le cadre de sa stratégie de corridors. De plus, des sociétés américaines de capital-investissement et de logistique, soutenues par de nouveaux mécanismes d’investissement public-privé, participent de plus en plus aux concessions portuaires africaines. Washington a compris qu’assurer l’approvisionnement en minéraux critiques est inefficace si ces ressources restent bloquées dans des ports congestionnés ou sous contrôle étranger.

Agence africaine et non-alignement stratégique

Les États africains ne sont pas de simples terrains de jeu dans cette compétition des grandes puissances. Beaucoup affirment leur propre agence en diversifiant leurs partenariats, négociant simultanément avec Pékin, Washington, ainsi qu’avec l’Union européenne, la Turquie, l’Inde ou les États du Golfe.

Des pays comme le Kenya, le Sénégal et le Ghana ont adopté une approche « multi-vecteur », sécurisant des financements pour leurs infrastructures auprès de divers partenaires afin d’éviter toute dépendance excessive. D’autres, comme l’Angola ou la RDC, utilisent cette rivalité pour obtenir de meilleures conditions commerciales et d’investissement. Un discours croissant émerge également autour du contenu local, de la durabilité et du transfert de technologies — autant d’éléments qui pourraient transformer l’Afrique de simple récipiendaire à co-architecte de son développement.

Cependant, les risques restent considérables. Plusieurs pays sont fortement endettés, en particulier envers des créanciers chinois. Les problèmes de transparence persistent, et de nombreux projets d’infrastructure sont réalisés sans garanties environnementales ou sociales suffisantes. De plus, le retour des infrastructures stratégiques dans les négociations géopolitiques — notamment les ports et chemins de fer — risque de réactiver de vieux schémas d’extraction et de dépendance, sous de nouveaux drapeaux.

Entre souveraineté et interdépendance

La bataille pour les infrastructures de transport en Afrique n’est pas seulement une course aux grues et au béton. Elle est une lutte pour définir qui imposera les termes de l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondiale. Elle touche à la souveraineté, à la gouvernance des ressources et à la capacité des États africains à maîtriser leur avenir dans une ère de compétition multipolaire.

Par des stratégies différentes, la Chine et les États-Unis cherchent à ancrer leur influence en Afrique non seulement par des mots, mais par les réseaux physiques qui soutiennent le commerce, la mobilité et la croissance. Ce faisant, ils ne construisent pas seulement des infrastructures : ils tracent de nouvelles frontières d’influence géopolitique.

Pour les décideurs africains, le défi est donc de dépasser les choix binaires et les gains immédiats. La vraie question n’est pas de choisir entre la Chine et les États-Unis, mais de définir une vision autonome de l’infrastructure africaine, alignée sur les priorités du continent : développement inclusif, transition écologique et intégration continentale. Au XXIᵉ siècle, la bataille du transport est aussi celle de la souveraineté.

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