Un embargo administratif soudain dans la capitale
Des notes internes révélées le 10 juin 2025 indiquent que le Bureau du Premier ministre, responsable du régime d’asile, a ordonné dès le début de l’année la suspension discrète des rendez-vous pour les ressortissants érythréens. Dans le quartier populaire de Kisenyi, des leaders communautaires estiment à plus de 1 200 le nombre de déplacés désormais sans statut, exposés à l’arrestation ou à l’extorsion.
La mesure est confirmée par le service norvégien Landinfo, dont un rapport daté du 10 février 2025 relève que « l’enregistrement des Érythréens a été interrompu en janvier et demeure gelé ». Des avocats locaux soulignent que les dossiers déposés fin 2024 « n’ont pas progressé d’un pouce », révélant l’ampleur d’un arriéré bureaucratique inédit.
Sécurité, conformité et l’ombre du GAFI
Les autorités ougandaises avancent deux justifications imbriquées. D’une part, la police rattache le gel à une vaste opération antitrafic, Interpol ayant identifié des filières érythréennes actives entre Kampala, Khartoum et Djibouti. D’autre part, le ministère des Finances, décidé à sortir de la liste grise du Groupe d’action financière, craint qu’un afflux non contrôlé de nouveaux arrivants usant massivement de liquidités ne compromette les réformes anti-blanchiment engagées depuis 2023. Un conseiller aux affaires intérieures estime que le pays « ne peut se permettre d’apparaître perméable alors qu’il assainit ses comptes », révélant une logique de réputation qui dépasse la seule politique d’asile.
L’agenda d’externalisation européen face au réalisme africain
La suspension intervient alors que, le 15 mai 2025, le Premier ministre britannique Keir Starmer annonçait des pourparlers avec « plusieurs pays tiers » pour accueillir les migrants déboutés du Royaume-Uni. L’Union européenne, elle, discute de « hubs de retour » similaires, Kampala figurant dans les premières études de faisabilité distribuées aux capitales.
Pour les stratèges ougandais, le gel des Érythréens joue un double rôle : afficher une fermeté face aux réseaux transnationaux et renforcer le pouvoir de négociation de Kampala lorsqu’il s’agira de monétiser l’accueil d’installations financées par l’Europe. « Rien ne sera décidé avant de voir la couleur de l’argent », confie un proche du State House, transformant la politique d’asile en monnaie d’échange au cœur des discussions budgétaires avec Londres et Bruxelles.
Coût humain pour les déplacés érythréens
Cette fermeture administrative crée un vide de protection pour l’une des communautés les plus vulnérables de la région. Selon la Mixed Migration Centre, Kampala constituait jusqu’alors une étape privilégiée pour les personnes fuyant l’instabilité en Éthiopie ou au Soudan, l’Ouganda accordant historiquement une reconnaissance prima facie aux requérants. Le gel qui perdure contraint désormais les réfugiés à emprunter des routes plus périlleuses via le Soudan du Sud ou la Libye.
Pris de court, le HCR rappelle qu’un tel refus d’accès à la procédure contrevient à la Convention de l’OUA de 1969, toujours ratifiée par Kampala. Un haut fonctionnaire déplore que « la suspension sape la réputation d’hospitalité de l’Ouganda et prive les Érythréens de toute voie légale vers la sécurité ».
Perspectives diplomatiques : bras de fer ou monnaie d’échange ?
Pour les chancelleries européennes, soucieuses de relancer l’externalisation après l’impasse du modèle Royaume-Uni/Rwanda, la posture ougandaise relève à la fois du signal et de l’avertissement. En suspendant unilatéralement les enregistrements, Kampala démontre sa capacité à réguler les flux à sa convenance, se rendant indispensable à tout partenariat migratoire futur. Dans le même mouvement, elle soulève des doutes juridiques : financer un État qui restreint des garanties fondamentales d’asile pourrait ouvrir la voie à des contentieux devant la Cour de justice de l’UE.
Les semaines à venir diront si Kampala rouvre discrètement la fenêtre d’enregistrement ou si elle maintient la fermeture pour maximiser ses gains. Dans les deux hypothèses, les réfugiés érythréens demeurent les acteurs collatéraux d’une négociation où l’optique sécuritaire, la conformité financière et le marchandage géopolitique l’emportent sur l’impératif humanitaire.
À travers cette « porte silencieuse », l’Ouganda transforme un gel technocratique en levier stratégique dans la politique mondiale de contrôle migratoire. Tandis que l’Europe cherche des solutions au Sud et que Kampala négocie des bénéfices financiers et symboliques, le destin des demandeurs d’asile érythréens reste suspendu – rappel saisissant que l’externalisation n’est légitime que si les États en première ligne respectent les normes qu’on leur demande d’appliquer.