La diplomatie sanitaire est passée des marges de la politique étrangère à son cœur stratégique. Les dommages humains et économiques causés par la COVID-19 ont révélé qu’épidémies, fragilités logistiques et inégalités vaccinales pouvaient compromettre des agendas diplomatiques entiers. En conséquence, les États investissent désormais un capital politique inédit dans des partenariats de santé qui confèrent à la fois autorité morale et influence pratique. Deux expériences illustrent ce déplacement de priorité : d’une part, l’intensification de l’engagement multilatéral du Maroc, notamment portée par la Dre Imane Kendili ; d’autre part, le nouveau plan de coopération lancé en mai 2025 entre l’Italie et la Côte d’Ivoire, ancré dans la commune d’Abobo à Abidjan.
La diplomatie sanitaire après la pandémie : fondements conceptuels
La diplomatie sanitaire associe coopération technique et négociation politique, permettant aux États de projeter leur influence tout en promouvant un bien public mondial. Le Forum Foreign Policy Global Health, fin 2024, a souligné que la préparation pandémique, la santé mentale des femmes et l’accès équitable aux médicaments sont désormais considérés comme des enjeux stratégiques plutôt que purement humanitaires. Bien que le concept reste élastique, il implique invariablement une coordination interministérielle, l’implication d’acteurs non étatiques et la traduction d’objectifs cliniques en arguments de sécurité partagée.
Réformes internes du Maroc et engagement sanitaire extérieur
Les récits marocains de diplomatie sanitaire ne se limitent plus à un rôle traditionnel de bénéficiaire ; ils positionnent désormais le Royaume en pourvoyeur de savoir-faire. Sur le plan national, le projet de généralisation de la protection sociale lancé en 2021 vise à offrir une couverture santé à vingt-deux millions de citoyens d’ici fin 2025, épaulée par des transferts monétaires directs aux ménages vulnérables. Ces réformes internes renforcent la crédibilité des offres de partenariat extérieures du Maroc : la Dre Kendili plaide ainsi pour un agenda sanitaire africain fondé sur la responsabilité mutuelle plutôt que sur la dépendance.
La visite, du 5 au 7 mai 2025, de la Dre Hanan Balkhy, directrice régionale de l’OMS pour la Méditerranée orientale, a symboliquement validé cette trajectoire. Ses entretiens avec le ministre de la Santé Amine Tehraoui ont mis en relation le déploiement national de la couverture universelle et les objectifs de l’OMS en matière de résilience des services essentiels, démontrant comment des réformes domestiques peuvent être mobilisées diplomatiquement. Cette visite coïncidait avec GITEX Africa, où des responsables marocains ont présenté des solutions de santé numérique exportables, manifestant l’ambition de passer du statut de récipiendaire à celui de fournisseur de technologies de santé mondiales.
Italie–Côte d’Ivoire : étude de cas d’une coopération triangulaire
Le 10 mai 2025, l’agence ANSA rapportait l’engagement de Rome à moderniser le Centre hospitalier régional Félix Houphouët-Boigny d’Abobo et à réhabiliter plusieurs structures urbaines de santé. Mise en œuvre dans le cadre du Plan Mattei, avec la participation des universités de Padoue et du Sacré-Cœur ainsi que l’ONG Doctors with Africa CUAMM, l’initiative suit un modèle de coopération triangulaire : le financement et l’expertise proviennent d’un donateur européen, la gouvernance s’aligne sur les stratégies nationales ivoiriennes et l’exécution technique s’appuie sur un réseau transnational de la société civile.
Quelques jours plus tôt, CUAMM avait détaillé à Abidjan les volets opérationnels axés sur la santé materno-infantile : renforcement des compétences du personnel local, rénovation des infrastructures et intégration des prestataires confessionnels au système national. Cette approche locale converge avec la quête ivoirienne de couverture santé universelle, répondant simultanément à l’intérêt stratégique de Rome de stabiliser les corridors migratoires par le développement et à la volonté d’Abidjan de combler les déficits sanitaires urbains.
Négociations multilatérales et gouvernance mondiale de la sécurité sanitaire
Si les dispositifs bilatéraux et triangulaires se multiplient, l’attention diplomatique reste braquée sur Genève, où l’Organe intergouvernemental de négociation de l’OMS s’efforce de conclure un traité pandémique d’ici mai 2025. Le directeur général Tedros Adhanom Ghebreyesus a exprimé son optimisme quant à l’obtention d’un consensus malgré des vents contraires politiques. Ce débat est instructif : il reflète la norme émergente selon laquelle la préparation et la riposte constituent des responsabilités partagées nécessitant une codification juridique. Le Maroc comme l’Italie se sont déclarés favorables, conscients que leurs ambitions régionales respectives seraient compromises si des mécanismes collectifs de prévention échouaient.
Synergies régionales et agenda continental africain
L’Agenda 2063 de l’Union africaine et ses cadres sanitaires, dont le Plan stratégique 2022-2026 du CDC Afrique, inscrivent la santé dans la matrice sécuritaire et développementale du continent. La réintégration du Maroc à l’UA en 2017 et ses récentes démarches envers l’Agence africaine du médicament placent Rabat en médiateur de connaissances entre le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. De son côté, le Plan Mattei italien reconfigure les relations méditerranéennes en privilégiant la co-développement, les projets de santé d’Abobo faisant office de prototypes.
Des complémentarités apparaissent : le Maroc propose une proximité linguistique et culturelle avec l’Afrique de l’Ouest francophone, additionnée d’une capacité croissante de production pharmaceutique ; l’Italie apporte une expertise historique en gestion hospitalière et des ressources budgétaires européennes ; la Côte d’Ivoire, enfin, capitalise sur son dynamisme économique pour piloter des innovations reproductibles dans la CEDEAO.
Risques transactionnels et éthique de l’instrumentalisation sanitaire
Malgré l’attrait de ces initiatives, la diplomatie sanitaire comporte le risque d’instrumentaliser la santé à des fins extra-médicales. Des sensibilités de souveraineté peuvent être éveillées si la coopération est perçue comme une conditionnalité déguisée. Des modalités de financement reposant excessivement sur des prêts concessionnels peuvent accroître la vulnérabilité à la dette, tandis que la dépendance à des plateformes technologiques étrangères crée des risques de cybersécurité. En outre, la coexistence de multiples cadres normatifs – règlements de l’OMS, traités de l’UA, compacts de l’UE – peut générer des frictions juridictionnelles. Les diplomates doivent donc calibrer les projets de manière à ce que les priorités sanitaires demeurent primordiales et ne soient pas subordonnées à des impératifs commerciaux ou sécuritaires.
Options stratégiques pour les dirigeants politiques et diplomatiques
Premièrement, il convient d’aligner les stratégies nationales de sécurité sanitaire sur les délibérations du traité onusien afin d’assurer la cohérence entre engagements mondiaux et projets bilatéraux. Deuxièmement, l’investissement dans la production régionale de médicaments et de vaccins essentiels est indispensable pour atténuer les ruptures d’approvisionnement ; l’essor pharmaceutique marocain offre à cet égard une base pour des chaînes de valeur maghrébo-ouest-africaines. Troisièmement, l’inclusion de clauses de renforcement des capacités privilégiant le transfert de compétences sur le don d’équipements, à l’image du volet universitaire et ONG d’Abobo, est cruciale. Quatrièmement, le déploiement d’outils de santé numérique doit respecter la souveraineté des données, en s’inspirant du nouvel AIM Toolkit de l’OMS qui associe l’intelligence artificielle à des protocoles stricts de confidentialité. Cinquièmement, l’intégration d’indicateurs d’équité et de durabilité dès la conception des projets est essentielle pour éviter que la diplomatie sanitaire n’accentue les disparités intra-étatiques.
Les cas marocain et italo-ivoirien analysés ici révèlent un point d’inflexion dans la pratique de la diplomatie sanitaire. En articulant trajectoires de réforme interne et coopération extérieure, Rabat promeut un modèle de « résilience partagée », tandis que l’engagement de Rome à Abobo illustre la manière dont les acteurs européens peuvent recalibrer leurs partenariats en faveur d’avantages mutuels. La pérennisation de ces initiatives dépendra de leur alignement sur les résultats du traité multilatéral et de leur sensibilité aux textures socio-économiques locales. Pour les diplomates et responsables politiques confrontés à une ère où les agents pathogènes transcendent les frontières, la leçon est sans équivoque : l’influence stratégique repose désormais aussi fermement sur la robustesse des systèmes de santé que sur les métriques militaires ou économiques traditionnelles.