Au carrefour du Tchad : afflux de réfugiés soudanais, ambitions économiques et stabilité régionale

Depuis un an, la guerre civile soudanaise a fait du Tchad un pôle humanitaire de premier plan, contraint d’abriter plus d’un million de déplacés tout en poursuivant un ambitieux programme de réformes macro-économiques et de transition politique.

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L’offensive fulgurante des Forces de soutien rapide dans le Nord-Darfour, fin avril 2025, a provoqué un nouvel exode à travers le ouadi desséché qui sépare le Soudan du Tchad. Au 13 mai, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estimait à plus de 1,32 million le nombre de Soudanais réfugiés en territoire tchadien depuis la reprise des hostilités en avril 2023, avec un pic soudain de vingt mille arrivées au cours des deux semaines précédant cette analyse. La petite république sahélienne, forte de dix-sept millions d’habitants et entourée de voisins fragiles, abrite désormais la crise de déplacement la plus rapide d’Afrique.

Le paradoxe tchadien est manifeste. Classé 190ᵉ à l’indice de développement humain et jugé « mostly unfree » dans l’Index of Economic Freedom 2025, le pays reste l’une des économies les moins avancées du globe. Pourtant, une conjonction rare de facteurs — cours pétroliers élevés, léger excédent budgétaire et programme du Fonds monétaire international assorti d’un allégement de dette — soutient des prévisions de croissance de 5,3 % à moyen terme. Réconcilier les besoins budgétaires d’une opération humanitaire en pleine expansion avec les impératifs de réforme structurelle et de stabilisation politique constitue ainsi l’épreuve décisive pour N’Djamena et ses partenaires extérieurs.

La dimension humanitaire : ampleur, vulnérabilité et réponse

Les évaluations de l’UNHCR aux points de passage de Tiné et d’Adré indiquent que 87 % des nouveaux arrivants sont des femmes et des enfants, beaucoup souffrant de malnutrition aiguë et de traumatismes liés au conflit. Des témoignages recueillis par des médias indépendants le 12 mai décrivent pillages systématiques, violences sexuelles et déplacements forcés autour des périphéries urbaines du Darfour ; le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a averti que ces incidents pourraient constituer des crimes de guerre.

Les humanitaires se heurtent à quatre contraintes opérationnelles. Les pistes ensablées de la frontière orientale deviennent impraticables après les pluies de juin ; les provinces d’accueil — Ouaddaï et Wadi Fira — présentent déjà des poches d’insécurité alimentaire en phase 3 ou pire de l’IPC ; l’écart de financement, chiffré à 409 millions de dollars sur un besoin de 972 millions, oblige à privilégier abris d’urgence et eau au détriment de la protection ; enfin, l’insécurité le long des couloirs transsahéliens complique les convois, un groupe armé ayant tenté de forcer l’enceinte présidentielle en janvier, entraînant des restrictions temporaires aux escortes militaires sur lesquelles les organisations comptent.

Systèmes de santé sous pression : de la polio aux traumatismes de guerre

Déjà éprouvée par des flambées régulières de choléra et de rougeole, l’infrastructure sanitaire nationale affronte un double défi : prise en charge d’afflux massifs de blessés et endiguement d’une épidémie de poliovirus dérivé de souche vaccinale 2 dans le bassin du lac Tchad. Mi-avril, les ministres de la santé du Cameroun, de la Centrafrique, du Tchad, du Niger et du Nigéria ont lancé une campagne synchronisée visant 83 millions d’enfants de moins de cinq ans. Les données de surveillance publiées le 25 avril font état de 210 détections de cVDPV2 dans les quatre pays les plus touchés, dont 140 paralysies, illustrant un risque épidémiologique persistant.

Au Tchad, le Cluster Santé recense vingt-sept partenaires actifs entre janvier et mars 2025, mais seuls six établissements satisfont aux normes de soins obstétricaux du Kit sanitaire inter-agences d’urgence. La chaîne d’approvisionnement en matériel de traumatologie demeure fragile : Médecins sans frontières a épuisé ses fixateurs externes au centre de stabilisation d’Adré en dix jours à peine, tandis que le Comité international de la Croix-Rouge signale un arriéré d’évacuations médicales vers l’hôpital régional d’Abéché.

Gouvernance et agenda État de droit

Au-delà des impératifs humanitaires immédiats, la transition politique tchadienne reste centrale dans les cercles diplomatiques. Le pays a clos sa période de transition de trois ans en mai 2024 par l’élection du général Mahamat Idriss Déby, scrutin contesté par l’opposition mais validé par le Conseil constitutionnel. Le Programme d’appui à la promotion de la paix et de l’État de droit (PAPPE) a achevé sa première phase en mai 2025, axée sur le renforcement des institutions judiciaires et anticorruption.

Parallèlement, le Tchad assume depuis février 2025 la présidence tournante de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA). Son secrétariat permanent a salué l’engagement de N’Djamena à moderniser son code commercial et son dispositif d’arbitrage — réformes jugées cruciales par les diplomates pour réduire le risque réglementaire et attirer l’investissement privé. Ces initiatives ne sont pas uniquement technocratiques : elles s’intègrent à une stratégie plus large visant à repositionner le Tchad en interlocuteur crédible pour les bailleurs multilatéraux et les acteurs du secteur extractif.

Ambitions économiques face aux pressions budgétaires

L’or noir demeure l’épine dorsale des recettes d’exportation, mais l’exécutif affiche une volonté de diversification. Au Forum international de développement des infrastructures du Tchad, en mars 2025, il a dévoilé une filière de financements concessionnels pour des mini-réseaux solaires, des corridors agro-logistiques et un port sec à Moundou. Ces mesures s’alignent sur les recommandations de l’IMF, qui préconise de sanctuariser les revenus pétroliers dans un fonds de stabilisation refondu tout en accroissant de 1 % du PIB non pétrolier les dépenses sociales sur 2025-2026.

Pourtant, la crise des réfugiés vient brouiller l’équation. Des projections du Trésor, divulguées début mai, montrent que l’assistance de base au contingent de réfugiés de 2025 absorberait l’intégralité de l’excédent primaire prévu de 1,1 % du PIB. Le gouvernement dépend donc de subventions extérieures, mais l’aide publique au développement a reculé de 8 % en termes réels en 2024, et les promesses pour 2025 restent à 34 % sous la cible. Ce déficit relance le débat sur les obligations sociales souveraines, dispositif transitoire envisagé par certains décideurs mais que l’IMF juge potentiellement risqué pour la viabilité de la dette.

Externalités sécuritaires et diplomatie régionale

La problématique humanitaire-économique est indissociable des dynamiques sécuritaires. Des rapports signalent des incursions transfrontalières sporadiques de groupes armés venus récupérer bétail et carburant. L’armée tchadienne, aguerrie, opère sur des lignes d’approvisionnement étirées tout en contribuant à la Force conjointe du G5 Sahel. Les conseillers militaires occidentaux, moins nombreux depuis le désengagement français de 2023, se concentrent désormais sur la fusion du renseignement plutôt que sur le soutien cinétique direct. Les envoyés de l’Union africaine, de la Ligue arabe et de l’Union européenne exhortent les belligérants soudanais à négocier des couloirs humanitaires sûrs, mais les pourparlers de cessez-le-feu à Djeddah se sont à nouveau soldés par un échec le 11 mai.

La stabilité interne du Tchad reste, elle aussi, précaire. Un maquis rebelle persistant occupe le massif du Tibesti, et l’attaque avortée de janvier contre le palais présidentiel a souligné le risque de violences opportunistes. L’exécutif navigue ainsi entre trois priorités : contenir le débordement du conflit soudanais, sécuriser les frontières contre les acteurs non étatiques et maintenir une posture suffisante au nord-ouest pour dissuader toute résurgence insurrectionnelle.

Engagement international : architecture de financement et cohérence des politiques

Les conférences de Genève (février 2025) et de Doha (avril 2025) ont mobilisé 563 millions de dollars pour la réponse régionale aux réfugiés soudanais, mais seulement 142 millions fléchés vers le Tchad. Les agences humanitaires avertissent que, sans décaissement accéléré d’aide monétaire avant juin, la situation nutritionnelle durant la soudure pourrait se détériorer rapidement. L’évaluation des marchés du Programme alimentaire mondial relève que le prix du sorgho à l’est du pays dépassait déjà de 27 % la moyenne quinquennale en avril, différentiel appelé à s’accentuer lorsque les pluies perturberont l’accès routier.

Dans le même temps, les bailleurs de développement poursuivent des agendas parallèles. La Banque africaine de développement finalise une enveloppe de 120 millions de dollars pour étendre les réseaux électriques dans les zones d’accueil, projet qui pourrait ajouter 0,4 % au PIB d’ici 2029. L’allocation IDA-20 de la Banque mondiale comprend une subvention de 24 millions au titre de la réforme de gouvernance, conditionnée à l’adoption d’une loi de gestion des finances publiques examinée par le Parlement. Ces instruments illustrent le virage vers le nexus humanitaire-développement-paix, mais les lacunes de coordination persistent : seuls cinq des vingt-sept partenaires santé participent au groupe de travail budgétaire gouvernemental, limitant la transparence des flux financiers.

Perspectives de stabilité régionale

Le conflit soudanais ne montre aucun signe d’essoufflement. Les Forces de soutien rapide contrôlent toujours les routes aurifères lucratives du Darfour septentrional, tandis que l’armée soudanaise se replie le long du Nil. Le Groupe international de crise avertit qu’une impasse prolongée pourrait normaliser un « périphérique sans État » générant des vagues de réfugiés toujours plus massives. La capacité des institutions tchadiennes — gouvernance, finances, sécurité — à absorber ces chocs sera donc révélatrice de la trajectoire à court terme de l’Afrique centrale.

Dans ce contexte, la présidence de l’OHADA offre au Tchad un levier à la fois symbolique et pratique. L’avancement des réformes en matière d’insolvabilité et d’arbitrage pourrait stimuler la confiance des investisseurs transfrontaliers, augmentant potentiellement l’IDE non pétrolier de 0,8 % du PIB. Mais les déficits de gouvernance demeurent : l’évaluation du PAPPE souligne le manque d’indépendance judiciaire et les lacunes de la lutte anticorruption, domaines que les partenaires internationaux scruteront avant d’accorder des appuis budgétaires.

Le Tchad se tient à un point critique où se croisent réponse humanitaire, réforme économique et gestion sécuritaire. L’arrivée de plus d’un million de réfugiés soudanais en deux ans mettrait à l’épreuve n’importe quel État, a fortiori un pays sortant d’une transition politique et dépendant structurellement des hydrocarbures. Le tableau n’est toutefois pas uniformément sombre. Les campagnes d’éradication de la polio, la modernisation du droit commercial et la diversification des infrastructures témoignent d’une volonté — certes fragile — de stabilité à long terme.

Pour les diplomates et décideurs, trois axes se dégagent. D’abord, une montée en puissance calibrée du financement humanitaire s’impose avant les pluies, parallèlement à l’intégration des besoins des réfugiés dans les services nationaux plutôt que dans des camps isolés. Ensuite, des mécanismes neutres pour la dette — garanties ou financements mixtes — doivent sous-tendre la diversification économique afin d’éviter tout recul des réformes sous la pression humanitaire. Enfin, la diplomatie régionale doit élever la protection des civils au Darfour au rang de priorité de prévention, avec des mandats de suivi robustes couplés à un appui à la stabilisation frontalière.

La capacité du Tchad à passer de la gestion de crise au développement durable dépendra de la cohérence de ces interventions simultanées. Les mois à venir offriront ainsi une étude de cas instructive sur la gestion, au sein d’un même territoire, de chocs humanitaires, économiques et sécuritaires imbriqués — défi appelé à se reproduire dans un Sahel toujours plus volatil.

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