Les discussions africaines sur la dette publique ne se tiennent plus dans les arrière-salles technocratiques de Washington ou de Paris ; elles s’organisent désormais dans des capitales africaines où chefs d’État, bailleurs internationaux et acteurs de la société civile débattent, à visage découvert, des conditions de réalisation des Objectifs de développement durable et de l’Agenda 2063 de l’Union africaine. Les assises jumelées de cette semaine à Lomé et Abidjan en fournissent l’illustration. La première, Conférence de l’Union africaine sur la dette, visait à concilier des intérêts nationaux divergents en une seule Déclaration de Lomé. La seconde, le Africa CEO Forum, s’interrogeait sur les modalités d’un partenariat recalibré entre l’État et le secteur privé pour financer industrialisation, transition énergétique et transformation numérique. Si les deux rencontres différaient par leur sociologie et leur mise en scène, leurs ordres du jour se recoupaient : elles questionnaient l’adéquation de l’architecture financière mondiale et l’urgence de renforcer l’agence africaine.
Contexte : le Sommet de Lomé sur la dette
La Conférence de Lomé s’est ouverte le 12 mai 2025 sous le haut patronage du président Faure Gnassingbé. Plus de cinq cents délégués – chefs d’État dont John Dramani Mahama, ministres des Finances, gouverneurs de banques centrales et représentants de la société civile – se sont réunis pour échanger leurs expériences et rédiger des principes devant fonder une approche continentale de la soutenabilité de la dette. Dans son discours inaugural, Claver Gatete, secrétaire exécutif de la CEA, a qualifié la conjoncture non de « crise de la dette » mais de « crise de développement » et a décliné cinq impératifs : requalifier la dette comme outil de développement, approfondir la transparence, réformer l’architecture globale, intensifier les financements innovants alignés sur le climat et renforcer la mobilisation des ressources intérieures. La conférence devait aboutir, au soir du 14 mai, à une Déclaration de Lomé dotée d’un poids politique suffisant pour orienter les négociations au G20, au FMI et à l’ONU. Le projet de texte, diffusé dès le deuxième jour, appelait à une coordination rapide des créanciers, à l’accélération du Cadre commun et à la création d’une agence africaine de notation pour contrebalancer les biais perçus des agences actuelles.
Le « New Deal » d’Abidjan et le secteur privé
À une heure de vol de Lomé, le Palais des congrès d’Abidjan accueillait deux mille délégués pour la douzième édition du Africa CEO Forum, coorganisée par le groupe Jeune Afrique et la SFI. Adoptant le slogan provocateur « It’s Time to Strike a New Deal », le sommet examinait comment le capital privé peut suppléer un endettement public contraint. Parmi les intervenants figuraient Cyril Ramaphosa, Paul Kagame et le tout nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, aux côtés des dirigeants d’Afreximbank, Huawei, Visa ou Dangote. Il fut question de chaînes de valeur régionales, de finance mixte et des réformes de gouvernance nécessaires pour amorcer des investissements de long terme. Les organisateurs soulignaient l’ampleur de la participation – soixante-treize pays, trois cent cinquante décideurs publics, plus de six cents dirigeantes – preuve, selon eux, d’une élite corporative africaine désormais prête à coproduire les stratégies de développement.
Trajectoires historiques de la dette souveraine africaine
Le stock actuel, estimé par le FMI à 1 800 milliards de dollars (65 % du PIB continental), résulte de vagues successives d’emprunt depuis le boom des matières premières des années 2000. Les annulations de la décennie Jubilee ont offert un répit mais aussi engendré une forme de complaisance. Une décennie de taux bas a favorisé l’émission d’euro-obligations ; la part des créanciers privés est passée de 11 % en 2005 à 40 % en 2024. La pandémie de Covid-19 a tari l’espace budgétaire, déstabilisé les prix des matières premières et déprécié les monnaies. L’ISSD du G20 et le Cadre commun ont contenu les pressions de liquidité sans fournir de restructuration complète, comme le prouvent les négociations laborieuses de la Zambie, du Ghana et de l’Éthiopie.
Paysage fragmenté des créanciers et dynamiques multilatérales
Les créanciers se révèlent fragmentés. Aux côtés du Club de Paris et des institutions multilatérales, deux « mini-multilatérales » africaines – Afreximbank et la TDB – revendiquent le statut de créancier privilégié, complexifiant le partage des charges. D’anciens chefs d’État et analystes onusiens avertissent que, sans méthodologie prévisible pour intégrer ces acteurs, les futures restructurations risquent de se muer en diplomatie ad hoc, prolongeant le défaut et décourageant l’investissement. Lomé a consacré une plénière entière à cette question, explorant des options allant de contributions volontaires à un fonds continental d’achat et de restructuration, calqué sur le modèle caribéen.
Soutenabilité souveraine et ressources intérieures
Les deux forums ont convergé sur la nécessité d’une mobilisation accrue des ressources domestiques. La CEA estime à 90 milliards de dollars les flux financiers illicites qui quittent le continent chaque année ; en rapatrier la moitié permettrait à plusieurs États très endettés d’honorer le service de la dette sans emprunts externes. John Mahama a vanté la numérisation fiscale ghanéenne comme « réponse la plus efficace à la crise », tandis que des panélistes nigérians plaidaient pour une réforme des redevances minières. À Abidjan, les cas d’opérateurs télécoms titrisant les revenus de mobile-money ou d’agro-industries émettant des obligations durables en monnaie locale ont illustré les possibilités de réduire le risque de change.
Capital privé, finance mixte et innovation de marché
La confiance des investisseurs n’est pourtant pas automatique. Les gérants d’actifs maintiennent la majorité des émetteurs africains sous le seuil investment grade. À Abidjan, des cadres de Bank of America et d’Africa50 ont plaidé pour que les institutions de développement assument les premières pertes dans les infrastructures vertes, afin de mobiliser les 100 000 milliards de dollars d’actifs gérés par les fonds de pension de l’OCDE. Jamie Dimon avait déjà annoncé l’an dernier l’expansion de JPMorgan au Kenya et en Côte d’Ivoire, preuve d’un appétit latent, mais les banquiers reconnaissent que l’opacité des registres de dette majore les coûts de due diligence. Les discussions ont donc porté sur les euro-obligations durables à coupons variables et sur les clauses contingentes suspendant le service après chocs climatiques. La CEA et la BAD ont annoncé un groupe technique chargé d’élaborer d’ici au troisième trimestre 2025 un contrat-type.
Sous-courants géopolitiques
La géopolitique plane sur ces débats techniques. Un projet de texte pour la conférence onusienne de Séville, divulgué la semaine dernière, révèle l’effort de la délégation américaine pour retrancher des références au climat et au genre, incitant les négociateurs africains à explorer des coalitions alternatives avec l’UE ou de nouveaux créanciers. La Chine, jadis prêteuse agressive, a réduit ses engagements de 28 milliards (2016) à 7 milliards (2024), privilégiant désormais des prises de participation dans les minerais stratégiques. Parallèlement, les fonds souverains du Golfe accroissent leur exposition, comme en témoigne le parrainage qatari du forum abidjanais. Les décideurs africains doivent donc naviguer dans un environnement multipolaire tout en conservant la cohérence de leurs négociations.
Vers une Déclaration de Lomé : processus et substance
Les négociations à Lomé se sont déroulées dans un optimisme prudent. Au soir du deuxième jour, sept paragraphes opératoires étaient agréés. Ils prévoient notamment la publication semestrielle de données exhaustives, l’alignement de l’emprunt sur les CDN de l’Accord de Paris, et la défense d’une réallocation accélérée des DTS via le Fonds pour la résilience et la durabilité du FMI. La clause la plus innovante invoque l’article 19 de l’Acte constitutif de l’UA, signalant qu’un État souhaitant restructurer devra le faire en consultation avec un mécanisme continental encore à définir, afin de limiter l’aléa moral.
Études de cas comparées des restructurations récentes
Les restructurations récentes offrent des leçons contrastées. La Zambie, premier défaut post-pandémique, a trouvé un accord de principe avec ses bailleurs bilatéraux en 2024, mais négocia pendant quinze mois avec les détenteurs d’obligations privées. L’inflation passa de 9 % à 15 %, entamant la lutte contre la pauvreté. Le Ghana, lui, lança un échange volontaire domestique avec 55 % de participation, mais les réductions de coupons imposèrent une cure d’austérité aux fonds de pension. L’Éthiopie illustre la porosité entre économie et sécurité : le conflit au Tigré a brouillé les lignes des pourparlers. Ces cas soulignent l’importance du temps : plus la restructuration s’étire, plus la cicatrice macroéconomique est profonde.
Le nœud du financement climatique
Le financement climatique a occupé une place centrale. La part africaine dans les émissions mondiales reste inférieure à 4 %, mais le continent supporte un coût d’adaptation estimé entre 30 et 50 milliards de dollars par an. Les délégués de Lomé ont défendu des instruments de dette indexés sur le climat pour coupler les engagements nationaux d’atténuation à la discipline budgétaire. L’obligation verte kenyane de 2 milliards, sursouscrite trois fois, a été présentée comme preuve d’une prime à la crédibilité ; cependant, la majorité des émetteurs paie un « greenium », c’est-à-dire un coût plus élevé que la dette classique, faute de taxonomies harmonisées. La CEA et la BAD prévoient donc un Observatoire continental de la finance climatique.
Capacité institutionnelle, transparence et gouvernance
La question de la donnée irrigue toutes les discussions. Moins de la moitié des États africains publient un bulletin trimestriel de dette ; encore moins réconcilient ces chiffres avec ceux des banques centrales. Un groupe de travail de l’UA va piloter un portail numérique de transparence, basé sur un registre distribué, afin que bailleurs et société civile puissent interroger les stocks en temps réel. Par ailleurs, le Africa CEO Forum, avec quatre cabinets d’audit, élabore un indice des divulgations ESG des entreprises, dans l’espoir d’une convergence souverain-corporate.
Implications pour le développement humain
La dimension humaine est souvent absente des macro-analyses ; elle s’incarne pourtant dans des classes sans manuels et des dispensaires sans médicaments. Des organisations de la société civile ont montré qu’au Ghana et au Nigeria les dépenses d’infrastructure sanitaire rurale ont chuté de 27 % depuis 2020, l’amortissement de la dette absorbant l’espace budgétaire. Un délégué sierra-léonais a rappelé que trente millions de jeunes Africains arrivent chaque année sur le marché du travail ; l’absence de perspectives menace la stabilité politique.
Architecture juridique et liens dette-climat
Des juristes ont proposé d’inscrire les échanges dette-climat dans un traité qui prémunirait contre les litiges de créanciers récalcitrants. S’inspirant du blue bond du Belize (2021) et de l’échange Pérou-Allemagne, ils suggèrent que les États africains sollicitent un avis consultatif de la CIJ sur l’obligation des créanciers de restructurer une dette fragilisée par des catastrophes climatiques. Une proposition jugée audacieuse mais potentiellement renforçatrice.
Marchés de dette domestique : diversité et risque
Les marchés intérieurs présentent une hétérogénéité marquée. Au Nigeria, 61 % de la dette publique est domestique et principalement détenue par les banques locales ; ce goulot d’étranglement réduit le risque de change mais accroît le couplage dette-stabilité bancaire. Le Kenya dépend davantage de prêts concessionnels externes ; l’Afrique du Sud, plus liquide, affiche une maturité moyenne de quatorze ans mais subit des hausses de prime dès qu’Eskom vacille. D’où les recommandations abidjanaises d’émettre localement des titres indexés sur l’inflation pour servir de courbes de référence.
Transformation numérique et déficit d’infrastructures
Les délégués ont aussi débattu des catalyseurs technologiques. Registres blockchain, monnaies numériques de banque centrale et IA pour l’évaluation du risque ont été mis en vitrine. La Banque centrale du Nigeria a présenté l’e-Naira, qui aurait réduit de 12 % les coûts systémiques de paiement. Toutefois, la cybersécurité demeure un talon d’Achille, et le continent n’abrite qu’1 % de la capacité mondiale de data centers. Investir dans l’infrastructure numérique est donc perçu comme essentiel à la soutenabilité, la croissance de l’économie digitale élargissant l’assiette fiscale.
Narratif et perception des marchés mondiaux
Un leitmotiv s’est imposé : celui de la narration. Des responsables africains ont dénoncé « l’histoire unique de la détresse » qui domine les médias occidentaux. La simple mise en récit des échanges – non plus comme requête d’allégement mais comme construction de solutions – marque un renversement subtil. Le communiqué final d’Abidjan annonce pour septembre 2025 un livre blanc commun, « African Capital in the Global Markets : A Story of Convergence », destiné à changer la perception des investisseurs.
Mise en œuvre et impératifs de renforcement des capacités
La concrétisation des résolutions de Lomé et des ambitions d’Abidjan exigera des capacités administratives encore inégales. Nombre de directions de la dette fonctionnent avec des logiciels obsolètes et des équipes réduites. La CEA, la BAD et la Commission européenne financeront le détachement de cinquante spécialistes de l’analyse de la dette et de la structuration durable dans quinze pays LDC. L’African Legal Support Facility fournira contrats modèles et conseil pro bono. Sans cet appui, avertissent les diplomates, les déclarations risquent de rester rhétoriques. Un proverbe swahili est souvent revenu : « Haba na haba hujaza kibaba » – Petit à petit, la gourde se remplit.
Le débat africain sur la dette a franchi une étape. Les assises de Lomé et d’Abidjan montrent un continent décidé à être le protagoniste, non le décor, d’une conversation mondiale. Les acteurs africains articulent des visions distinctes, mais convergentes : exiger une architecture équitable et bâtir un partenariat régénéré avec le capital privé. Leur succès dépendra de la détermination politique, de l’agilité réglementaire et de la disposition de partenaires internationaux à remodeler les règles du jeu. Si la Déclaration de Lomé se traduit en force normative et si l’esprit de « New Deal » d’Abidjan se concrétise en projets bancables, 2025 pourrait rester dans les annales comme l’année où l’Afrique a commencé à réécrire, en ses propres termes, le chapitre suivant de son histoire de la dette. Les frictions sont inévitables, mais le pragmatisme discipliné affiché à Lomé et l’énergie entrepreneuriale d’Abidjan suggèrent que la narration passe du registre de la crise à celui du pouvoir de négociation. Le verdict, en fin de compte, ne sera pas rendu par les communiqués, mais par les spreads obligataires, les taux d’emploi et les trajectoires d’émissions dans les prochaines années.