Le Cameroun à la croisée des chemins : conflit persistant, diplomatie en mutation et quête de stabilité durable

Cet article propose une analyse approfondie de la situation sécuritaire et des réajustements diplomatiques du Cameroun. Il examine le conflit anglophone prolongé, les tensions latentes avec la Guinée équatoriale, le rapprochement accéléré avec la Turquie, ainsi que la diplomatie naissante des exemptions de visa avec la Tunisie et la Corée du Sud. Ces éléments, en apparence distincts, sont analysés comme les volets complémentaires d’une stratégie visant à projeter à l’extérieur une image de renouveau tout en renforçant la légitimité interne. L’article soutient que la réussite de cette offensive diplomatique repose moins sur la multiplication des accords que sur des avancées concrètes vers la paix dans les régions anglophones et une réforme de la gouvernance, nécessaire pour transformer le capital diplomatique en bénéfices tangibles pour la population.

17 mn de lecture

Une diplomatie au milieu d’une paix différée

Le Cameroun occupe aujourd’hui une position paradoxale. D’un côté, l’État ploie sous le poids cumulatif d’un conflit dans ses régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest qui, depuis 2016, a coûté la vie à des milliers de personnes et déplacé près d’un million d’individus. De l’autre, Yaoundé mène une campagne de relations extérieures vigoureuse, démentant toute idée de fatigue diplomatique. Les salons de réception de la capitale témoignent d’un calendrier effréné de visites de haut niveau : commissions économiques mixtes avec la Turquie, négociations de conventions fiscales avec la République tchèque, accords d’exemption de visa avec la Tunisie et la Corée du Sud – autant d’événements qui ont ponctué la première semaine de mai 2025. La question centrale de cet article est donc de savoir si, et comment, cet activisme extérieur peut contenir les forces centrifuges qui menacent le tissu national, ou si, à l’inverse, les fractures internes non résolues finiront par limiter l’efficacité du nouvel agenda diplomatique du Cameroun.

Le conflit anglophone : guerre longue, traumatisme persistant

Près de neuf ans se sont écoulés depuis que les forces de sécurité ont ouvert le feu sur des avocats et enseignants protestant contre la marginalisation linguistique à Buea et Bamenda. L’affrontement s’est transformé en une insurrection complexe dont les conséquences humanitaires font du Cameroun l’une des crises les plus graves — quoique peu médiatisées — au monde. Des estimations récentes font état de 6 500 morts, tandis qu’environ 3,3 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire et de protection. Dans les zones de conflit, la poésie orale est devenue un espace inattendu de catharsis collective, servant à la fois de chronique des abus et de vecteur de résilience civique. Toutefois, ces dynamiques culturelles ne doivent pas masquer l’impasse stratégique. Les groupes armés séparatistes conservent une mobilité dans les zones montagneuses, tandis que les forces gouvernementales, mieux équipées, restent débordées par la lutte contre les cellules djihadistes dans l’Extrême-Nord. Dans ce contexte, les négociations, sporadiquement proposées par l’équipe suisse de facilitation, échouent toujours, Yaoundé campant sur l’indivisibilité de l’État tandis que les séparatistes exigent un référendum sur l’autodétermination.

La prolongation des hostilités a un coût réputationnel. Des rapports d’organisations multilatérales alertent sur un « risque imminent » de crimes d’atrocité, une désignation qui complique la recherche d’investissements directs étrangers par Yaoundé et attire une attention accrue sur ses accords de coopération sécuritaire, notamment ceux récemment signés avec Ankara. L’accès humanitaire reste en outre entravé par les confinements imposés par l’État comme par les séparatistes, ce qui freine la livraison d’aides vitales et aggrave l’insécurité alimentaire, touchant aujourd’hui quelque 2,5 millions de personnes.

Yaoundé et Malabo : une fraîcheur périlleuse entre voisins

En parallèle, les relations entre le Cameroun et la Guinée équatoriale se sont dégradées, entrant dans une phase d’animosité latente. Le 22 avril 2025, Malabo a expulsé plusieurs centaines de ressortissants camerounais, évoquant des risques liés à la migration irrégulière. Cette mesure a ravivé le souvenir de la fermeture partielle de la frontière terrestre en 2024 et suscité l’indignation au Cameroun, où certains y voient une punition collective et une violation du protocole de libre circulation de la CEMAC. Si des messages de conciliation ont été échangés entre chefs d’État, la confiance opérationnelle demeure fragile. Des patrouilles intensifiées sont signalées le long des 200 kilomètres de frontière, et Yaoundé a protesté publiquement contre la construction en cours d’un mur frontalier par la Guinée équatoriale, dont la portée symbolique risque de dépasser l’impact physique.

Le dialogue diplomatique n’est toutefois pas totalement interrompu. Une commission mixte réunie à Djibloho en août 2024 a convenu, en principe, de solliciter une médiation du Secrétaire général de l’ONU si les négociations sur la frontière maritime échouent de nouveau. Mais depuis, les progrès sont minimes. Le déséquilibre de confiance persiste : la Guinée équatoriale, avec sa population plus réduite mais un revenu par habitant plus élevé, adopte une vision sécuritaire du monde et privilégie des frontières fortifiées, tandis que le Cameroun, avec des frontières poreuses sur quatre côtés, voit l’immobilité forcée comme un obstacle économique et humain. Le risque est que les expulsions deviennent routinières, normalisant une diplomatie coercitive et détournant l’attention des défis communs, comme la piraterie dans le golfe de Guinée et les routes de trafic dans les estuaires de Campo et Kye-Ossi.

La Turquie au Cameroun : pragmatisme et soft power

À l’inverse de la froideur avec Malabo, les relations avec Ankara se caractérisent par une chaleur rhétorique. Dans une interview publiée le 22 janvier 2025, l’ambassadeur turc Volkan Öskiper évoquait une transition « de l’ouverture au partenariat », affirmant que l’affinité culturelle et le souvenir du parcours légendaire du Cameroun à la Coupe du monde 1990 nourrissent encore la relation bilatérale. Cette entente prend une forme concrète avec la tenue de la Commission économique mixte à Yaoundé, du 5 au 7 mai, coprésidée par les ministres de la Défense turc et des Relations extérieures camerounais. Elle devrait aboutir à des accords sur la coopération industrielle dans le domaine de la défense, le financement d’infrastructures et la simplification de l’entrée des PME turques.

Mais le calcul d’Ankara n’est pas seulement commercial. Depuis 2011, la Turquie développe une stratégie africaine fondée sur un mélange d’aide humanitaire, de diplomatie religieuse et de promotion commerciale. La double appartenance du Cameroun — francophone et membre du Commonwealth — en fait une plateforme idéale pour les entreprises turques désireuses de s’implanter au-delà du Maghreb et de l’Afrique de l’Est. Yaoundé apprécie aussi une relation perçue comme moins intrusive. Là où les bailleurs occidentaux conditionnent leur aide sécuritaire à des progrès en matière de droits humains, Ankara privilégie une approche transactionnelle. Mais cette alliance n’est pas à l’abri d’un contrecoup réputationnel. La société civile camerounaise prévient que toute collaboration accrue en matière de défense doit s’accompagner du strict respect du droit international humanitaire pour éviter l’impunité.

La diplomatie des exemptions de visa : Signaler l’ouverture, sécuriser les marchés

En parallèle à son rapprochement avec la Turquie, le Cameroun a entrepris une modeste libéralisation de son régime de visas. Les décrets n°2025/176 et 2025/177, promulgués le 2 mai 2025, ratifient des exemptions réciproques avec la République de Corée et la Tunisie. Ces accords prolongent un cadre conclu plus tôt avec les Émirats arabes unis en 2024, visant à faciliter la mobilité des investisseurs, étudiants et touristes. L’initiative tunisienne mérite une attention particulière : Tunis renforce sa présence continentale sous la bannière de la coopération Sud–Sud, et la base agro-industrielle diversifiée du Cameroun offre des complémentarités avec les secteurs pharmaceutique et technologique tunisiens. L’accord coréen, pour sa part, s’aligne sur la stratégie de Yaoundé visant à attirer des capitaux est-asiatiques pour moderniser les installations portuaires de Kribi et Limbé, réduisant ainsi sa dépendance aux lignes de crédit chinoises.

Cependant, l’enthousiasme suscité par ces décrets masque les obstacles administratifs auxquels les voyageurs ordinaires font encore face. La plateforme de e-visa du Cameroun, lancée en 2023, connaît des pannes intermittentes, et les agents d’immigration conservent le pouvoir discrétionnaire de demander des documents supplémentaires à l’arrivée. À défaut d’une normalisation des procédures, la valeur symbolique de cette diplomatie des visas risque de ne pas se traduire en augmentation tangible des arrivées. Par ailleurs, les expulsions opérées par Malabo jettent une ombre sur l’engagement camerounais à l’ouverture : le contraste entre l’accueil réservé à des partenaires lointains et l’acceptation tacite de l’expulsion de ses propres ressortissants par un État voisin n’échappe pas aux observateurs régionaux.

Effets sécuritaires : terrorisme, piraterie et débordements régionaux

Toute évaluation de la diplomatie camerounaise doit tenir compte de la toile sécuritaire plus large de l’Afrique centrale. Dans le bassin du lac Tchad, les factions dissidentes de Boko Haram continuent de mener des attaques contre des postes militaires et des convois civils, profitant d’un terrain qui chevauche les frontières du Nigéria, du Tchad et du Cameroun. Parallèlement, le golfe de Guinée, bien que moins instable que la mer Rouge, a connu une résurgence des enlèvements en haute mer au premier trimestre 2025, provoquant une hausse des primes d’assurance et soulignant l’urgence d’une coopération maritime interopérable. Cette urgence renforce la pertinence stratégique du détachement naval du Cameroun à Kribi — un des atouts qu’Ankara chercherait à moderniser dans le cadre du nouvel agenda bilatéral.

À ces préoccupations sécuritaires s’ajoute un faisceau de tensions socioéconomiques. Le Plan de réponse humanitaire 2025 note que 1,6 million de Camerounais sont déplacés à l’intérieur du pays, avec des taux de malnutrition aiguë dans l’Extrême-Nord dépassant les seuils d’urgence de l’OMS. Les financements manquent : à la mi-avril, seuls 15 % des 359 millions de dollars requis avaient été promis. Si la lassitude des donateurs s’accentue, Yaoundé pourrait être contraint de réorienter ses dépenses militaires vers les urgences humanitaires, réduisant ainsi sa capacité à honorer ses engagements en matière de coopération sécuritaire extrarégionale.

Gouvernance et paradoxe d’une diplomatie sans réforme

Le dynamisme actuel de la diplomatie camerounaise contraste fortement avec l’inertie qui touche la gouvernance intérieure. Les réformes législatives promises lors du Grand Dialogue National de 2019 — notamment le Statut spécial pour les régions anglophones — n’ont été que partiellement mises en œuvre, tandis que les transferts liés à la décentralisation sont bloqués par des contraintes budgétaires. La persistance de la corruption, notamment dans les marchés liés au secteur de la sécurité, nuit tant à l’efficacité qu’à la crédibilité des demandes d’assistance militaire formulées par Yaoundé. Les partenaires extérieurs en tiennent compte : les aides budgétaires de l’Union européenne, autrefois généreuses, se sont réduites en lien avec la perception d’un recul de la gouvernance, contraignant le Cameroun à chercher des financements alternatifs auprès de donateurs non traditionnels comme la Turquie ou les États du Golfe.

Sur le plan sociétal, la confiance dans les institutions est fragile. Les réseaux de la société civile notent que, si les conférences internationales mettent en avant le potentiel du Cameroun, les citoyens des zones touchées par les conflits vivent une réalité très différente faite de fermetures d’écoles, de barrages routiers et de coupures d’Internet sporadiques. Cette dissonance sape le récit gouvernemental de retour à la normale et, par extension, le pouvoir de persuasion de ses démarches diplomatiques. La diplomatie ne consiste pas seulement à projeter de l’influence à l’extérieur ; elle suppose aussi un consentement intérieur aux engagements internationaux de l’État.

Perspectives et recommandations politiques

La dynamique actuelle de la politique étrangère camerounaise ne semble pas prête de ralentir. Le pays se prépare à présenter sa candidature à un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies pour le cycle 2027–2028, une campagne qui exigera un patient travail de coalition avec tous les groupes régionaux. Une réussite renforcerait le prestige national et pourrait motiver une professionnalisation accrue du service diplomatique. Mais l’écart entre les ambitions et leur réalisation reste considérable. L’expérience d’autres États de taille moyenne montre que trois ingrédients sont essentiels : des avancées crédibles vers la réconciliation interne, des réformes administratives qui traduisent les accords en réalité quotidienne, et une communication stratégique permettant de gérer les attentes à l’intérieur comme à l’extérieur.

Premièrement, l’impasse anglophone exige un nouveau cadre de négociation fondé sur des mesures de confiance vérifiables : un cessez-le-feu humanitaire inconditionnel, la mise en place d’un mécanisme conjoint de suivi, et un calendrier de désarmement par étapes. Deuxièmement, la diplomatie des exemptions de visa doit s’appuyer sur une infrastructure numérique garantissant une mobilité transfrontalière prévisible. À ce titre, l’expertise coréenne en matière de gouvernance électronique pourrait être mobilisée via des annexes d’assistance technique à l’accord récemment signé. Troisièmement, la transparence dans les marchés publics de défense — peut-être via l’adoption des lignes directrices de l’OCDE contre la corruption dans le commerce des armes — permettrait d’atténuer les risques réputationnels à mesure que le Cameroun approfondit ses partenariats avec la Turquie et d’autres fournisseurs en sécurité.

Enfin, les relations avec la Guinée équatoriale nécessitent un mélange dosé de fermeté et d’engagement constructif. Un protocole d’accord bilatéral sur la coopération consulaire, adossé à une équipe de suivi indépendante issue de la CEMAC, pourrait atténuer le cycle d’expulsions. En parallèle, des patrouilles conjointes dans le cadre de la Commission du golfe de Guinée démontreraient un engagement partagé en faveur de la sécurité collective, envoyant le signal que les deux capitales reconnaissent l’indivisibilité de leurs destins maritimes.

Le Cameroun se trouve à un carrefour décisif. Les trajectoires parallèles de gestion du conflit interne et d’accélération diplomatique extérieure offrent à la fois promesses et périls. Si Yaoundé parvient à mobiliser ses nouveaux partenariats pour s’attaquer aux causes profondes des troubles internes — inégalités fiscales, griefs identitaires et déficits de gouvernance —, il pourrait convertir le capital de sympathie international en stabilité durable. Dans le cas contraire, l’édifice d’un engagement international reposerait sur des fondations fragiles, exposées aux résurgences de la violence et aux chocs extérieurs. Pour l’heure, le pays reste une étude en contrastes : un État désireux de rouvrir ses portes sur le monde alors que de vastes pans de son territoire échappent encore à tout contrôle effectif. Le défi des diplomates comme des dirigeants politiques est de faire en sorte que la promesse d’une ouverture sur l’extérieur ne soit pas compromise par la persistance de troubles internes évitables.

Partager l'article
La Rédaction d’AfricanDiplomats est composée d’une équipe d’experts pluridisciplinaires : diplomates, reporters, observateurs, analystes, auteurs et professeurs. Ensemble, nous partageons des analyses, des perspectives et des opinions éclairées sur la diplomatie africaine et l’engagement international du continent.Notre mission est d’offrir une information fiable, actuelle et rigoureuse sur la diplomatie, les affaires internationales et le leadership africain. De négociations décisives aux grandes alliances stratégiques, nous suivons et décryptons les dynamiques qui renforcent la voix et l’influence de l’Afrique dans le monde.Grâce à des analyses exclusives, des mises à jour en temps réel et une couverture approfondie des enjeux globaux, notre rédaction s'engage à informer, à éclairer et à faire entendre l’Afrique sur la scène internationale.
Aucun commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *