Une institution à la croisée des chemins stratégiques
Créée en 1964 avec un capital autorisé de seulement 250 millions USD, la BAD (Banque africaine de développement) est devenue une puissance multilatérale de 208 milliards USD réunissant 81 États actionnaires. Pour la seule période 2021–2024, elle a approuvé plus de 28 milliards USD d’engagements, principalement en faveur de l’énergie, des transports et des secteurs sociaux. Pourtant, malgré ces réalisations globales, l’Afrique fait toujours face à un déficit de financement des infrastructures estimé à 1 300 milliards USD, qui s’élargit alors que les conditions de crédit mondiales se resserrent.
Depuis début 2022, les primes de risque souverain sur les euro-obligations africaines ont augmenté en moyenne de 400 points de base, poussant plusieurs pays à négocier des restructurations. Dans ce contexte, la capacité de la BAD à maintenir sa notation AAA tout en augmentant ses prêts contracycliques est cruciale.
Une élection révélatrice de l’unité continentale
Politiquement, la Banque reste un baromètre de la solidarité africaine : sa structure de capital confère environ 60 % des droits de vote aux membres régionaux, dont l’hétérogénéité rend la formation de coalitions complexe. L’élection présidentielle ne se résume donc pas à une simple transition de leadership ; elle marque un tournant stratégique pour le financement du développement africain, la mobilisation du capital climatique et l’influence dans la gouvernance économique mondiale.
Perspective historique : précédents et enseignements
Depuis 1964, huit personnalités ont dirigé la BAD, leurs mandats reflétant souvent les dynamiques continentales. Les premières présidences traduisent la domination des actionnaires fondateurs ; dans les années 1990, l’élection de l’économiste marocain Omar Kabbaj a montré que la coordination stratégique entre économies moyennes pouvait surpasser le poids financier. En 2005, l’élection de Donald Kaberuka n’a été tranchée qu’après onze tours et une concession sud-africaine en faveur du Rwanda. Les victoires de 2015 et 2020 d’Akinwumi Adesina ont mis en évidence l’importance des réseaux transrégionaux et du multilinguisme. Deux leçons clés : la règle de double majorité rend le calcul financier insuffisant, et les scrutins prolongés peuvent déstabiliser les marchés obligataires et les projets.
Le cadre électoral : normes légales et garanties procédurales
Le président de la BAD est élu par le Conseil des gouverneurs, composé des ministres des finances et des gouverneurs de banques centrales de chaque État actionnaire. L’article 36 de l’Accord de création stipule que les candidats doivent être ressortissants de pays membres régionaux et présenter des compétences professionnelles de haut niveau. Le Règlement intérieur prévoit des délais de dépôt, des procédures de vérification et un scrutin électronique secret. Pour être élu, un candidat doit obtenir une double majorité — 50,01 % des voix régionales et 50,01 % des voix totales. Après cinq tours sans résultat, le règlement prévoit une suspension du vote, voire la nomination d’un président intérimaire. Le scrutin de 2025 se déroulera le 29 mai à Abidjan lors des Assemblées annuelles.
Les candidats en lice : comparaison et évaluation
Le 21 février 2025, le Comité de pilotage a validé cinq candidatures :
- Amadou Hott (Sénégal) : fort d’une expérience à Wall Street et dans la fonction publique africaine, ancien vice-président de la BAD et ministre de l’Économie du Sénégal. Il promet de tripler le programme d’obligations vertes de la Banque et de créer un mécanisme de garantie pour la co-investissement des fonds de pension.
- Samuel Maimbo (Zambie) : ex-vice-président de la Banque mondiale, il propose de réduire le cycle des projets de 22 à 15 mois grâce à l’IA, et de créer un Centre africain de modélisation macroéconomique.
- Swazi Tshabalala (Afrique du Sud) : ancienne vice-présidente principale et directrice financière de la BAD, elle a dirigé le plan d’optimisation du bilan en 2023. Elle défend une augmentation générale du capital en 2027 pour faire passer les opérations non souveraines à 40 % des approbations.
- Abbas Mahamat Tolli (Tchad) : ancien gouverneur de la BEAC, il a piloté la sortie d’une crise de liquidité. Il met l’accent sur la stabilité macrofinancière et propose un fonds pour les États fragiles.
- Sidi Ould Tah (Mauritanie) : ancien président de la Banque arabe pour le développement économique en Afrique, il défend un mécanisme d’échange dette-climat de 20 milliards USD et l’utilisation accrue de la finance islamique. Il a reçu le soutien du Bénin le 6 mai 2025.
Le soutien du Bénin à la candidature mauritanienne
La décision du Bénin, transmise par des ministres à Nouakchott, a été présentée comme une reconnaissance de la vision panafricaine d’Ould Tah. Mais elle répond aussi à des logiques d’influence : le Bénin, sans candidat, s’érige en faiseur de roi, contrebalançant le poids du Nigeria et renforçant ses liens économiques dans le Sahel. Ce soutien pourrait influencer les pays de la CEDEAO souhaitant afficher une unité régionale.
Arithmétique électorale : pouvoir de vote et alliances
La structure pondérée du vote transforme les appuis diplomatiques en chiffres concrets. Les dix principaux actionnaires concentrent plus de 50 % des voix, le Nigeria en tête avec 9,1 %. Mais les votes en bloc peuvent surpasser le poids individuel. La CEDEAO représente un tiers des voix, tandis que les membres non régionaux de l’OCDE peuvent exercer un veto implicite. Les premiers signaux montrent que Tshabalala bénéficie de la confiance des non-régionaux, Ould Tah domine en Afrique de l’Ouest et du Nord, et Hott séduit les pays nordiques via son programme vert.
Comparaison des programmes
Tous s’accordent sur la nécessité d’attirer des capitaux privés, mais leurs approches varient :
- Hott propose un mécanisme d’accélération des infrastructures vertes de 5 milliards USD avec garanties partielles.
- Ould Tah mise sur des échanges dette-climat.
- Maimbo privilégie la digitalisation.
- Tshabalala veut une augmentation rapide du capital.
- Tolli défend un fonds orienté sécurité.
Lors d’un forum Devex, les candidats ont divergé sur l’utilisation des DTS : Maimbo et Tshabalala y sont favorables, Hott est sceptique, Ould Tah reste prudent.
Réformes de gouvernance : transparence et technologies
Depuis une revue indépendante en 2020, des procédures éthiques renforcées ont été mises en place. Tshabalala propose des tableaux de bord de conformité en temps réel ; Maimbo, un système d’achats vérifié par blockchain ; Ould Tah, un portail multilingue de gouvernance électronique. Les bailleurs conditionnent leur soutien à une nouvelle augmentation de capital à ces avancées concrètes.
Perceptions des parties prenantes
Des webinaires organisés par le Center for Global Development ont montré une préférence des PME pour des décaissements rapides, en faveur de Maimbo. Des chercheurs à l’Université de Lagos soutiennent l’idée d’un centre de recherche BAD, en phase avec sa vision. Les investisseurs en capital apprécient les profils non souverains de Hott et Tshabalala.
Diplomatie numérique et mobilisation de l’opinion
La campagne se joue aussi en ligne : The Africa Report note une hausse de 45 % de son lectorat ; une interview d’Ould Tah sur CNBC Africa a généré 1,2 million de vues en 48 heures, témoignant de l’importance croissante de la diplomatie publique.
Contexte bilatéral : Bénin–Mauritanie
Le commerce entre Cotonou et Nouakchott progresse de 17 % par an depuis 2019. Les deux pays coprésident un groupe de travail sur le corridor sahélien et sollicitent des financements pour l’autoroute Abidjan–Nouakchott. L’aval du Bénin mêle donc symbolisme diplomatique et intérêts économiques.
Sécurité régionale et financement du développement
La menace jihadiste sur le golfe de Guinée a doublé les primes d’assurance sur les cargaisons. Maimbo propose des prêts ajustés au risque sécuritaire ; Tolli, un fonds contracyclique ; Ould Tah intégrerait les risques de fragilité dans les instruments climat. Pour des pays comme le Bénin, ces mécanismes pèseront dans le choix final.
Défis systémiques de la BAD
Les vents macroéconomiques contraires, les lacunes du financement climatique et le besoin d’agilité institutionnelle forment un triptyque critique. Les dettes publiques africaines atteignent en moyenne 61 %, réduisant l’espace budgétaire alors même que les coûts de financement de la BAD augmentent. Atteindre l’objectif de 40 % d’approbations pour le climat d’ici 2030 nécessitera des solutions innovantes. Le secrétaire général de la Banque a déjà prévenu : une augmentation de capital dépendra d’améliorations opérationnelles démontrables.
Au-delà de la BAD : alignement continental
Des élections simultanées à la Commission de l’Union africaine et à Afreximbank offrent une opportunité d’harmonisation stratégique autour du commerce numérique et du climat. Une analyse du CSIS qualifie 2025 d’« année charnière » pour l’architecture multilatérale africaine, la BAD jouant à la fois le rôle de catalyseur et d’indicateur.
Attentes des actionnaires non régionaux
Le Japon conditionne son appui à une comptabilité carbone ; les États-Unis exigent une meilleure protection des lanceurs d’alerte ; l’UE veut une cohérence avec l’initiative Global Gateway. Chaque plateforme candidate croise ces priorités, soulignant l’équilibre délicat entre appropriation africaine et conditionnalités externes.
Perspectives à l’horizon 2030
Trois scénarios :
- Réforme incrémentale : continuité des pratiques actuelles, atteinte partielle des objectifs climatiques.
- Saut transformationnel : augmentation de capital réussie et titrisation permettant de tripler les capacités de prêt.
- Transition bloquée : dégradation des notations et recul stratégique.
La crédibilité du président élu durant les 100 premiers jours sera déterminante.
Un moment critique, une responsabilité partagée
L’élection 2025 dépasse la simple gouvernance : elle décidera si la BAD peut conserver sa flexibilité stratégique face aux crises multiples. Le soutien du Bénin à Ould Tah illustre l’impact de la diplomatie ciblée, mais le futur président devra construire un consensus alliant urgence climatique, viabilité de la dette, sécurité et gouvernance. Tous les actionnaires, régionaux comme non-régionaux, portent la responsabilité de transformer cet élan électoral en résultats tangibles. L’opportunité est grande ; l’échec serait inestimable.