D’Ouagadougou à la place Rouge
Lorsque le capitaine Traoré monta, le 8 mai 2025, à bord d’un appareil gouvernemental russe, il franchit non seulement six mille kilomètres, mais un seuil diplomatique longtemps pressenti depuis le coup d’État de septembre 2022. Les gestes antérieurs – réouverture de l’ambassade de Russie à Ouagadougou, livraisons d’hélicoptères Mi-171Sh, arrivée d’un détachement de l’Africa Corps fort de trois cents hommes – laissaient présager une alliance embryonnaire.
L’invitation aux cérémonies de la Victoire, scellée par un tête-à-tête au Kremlin – premier sommet bilatéral depuis près de quarante ans – a élevé cette alliance au rang de partenariat stratégique reconnu. Le présent essai fait de la visite un moment charnière, reliant l’urgence sécuritaire à des aspirations de souveraineté éducative, de nationalisme minier et de multilatéralisme revisité.
Antécédents historiques et ressorts idéationnels
L’engagement soviétique envers la Haute-Volta postcoloniale fut épisodique et surtout pédagogique : bourses pour hydrologues et agronomes à l’ère Sankara. La disparition de l’URSS puis l’empreinte contre-terroriste croissante de la France reléguèrent Moscou en périphérie diplomatique. Le Kremlin conserva toutefois des atouts latents : une cohorte d’anciens élèves francophones de l’Université Patrice-Lumumba et un certain prestige auprès d’officiers burkinabè enclins à contester l’hégémonie parisienne. La rhétorique souverainiste de Traoré s’enracine ainsi davantage dans la mémoire d’un non-alignement modernisateur que dans une brusque posture anti-occidentale.
Le programme moscovite : la sécurité d’abord, mais pas seulement
Le communiqué officiel fut concis, mais des diplomates burkinabè ont indiqué que six engagements majeurs en sont issus. Le Président Poutine a réaffirmé sa volonté de fournir matériel, formation et appui-conseil pour « réprimer les groupes radicaux » ; les deux parties ont créé une commission intergouvernementale synchronisant projets de défense, de mines et d’enseignement supérieur ; la Russie a promis une aide céréalière, des bourses techniques et une assistance en imagerie satellitaire. L’institutionnalisation du lien marque une évolution : des transactions ad hoc vers une coordination structurée.
Recalibrer la coopération militaire : de l’acquisition à la coproduction
Des techniciens russes réhabilitent la base aérienne désaffectée Norbert-Zongo afin de réduire les intervalles de sortie nocturne au-dessus de la province insurgée du Soum. Un protocole sur l’assemblage conjoint d’armes légères, inspiré de la ligne Kalachnikov-Africa au Nigeria, est envisagé pour 2026. Ces projets indiquent un déplacement de la simple acquisition vers la montée en capacité, diminuant potentiellement les coûts de cycle de vie tout en renforçant la dépendance burkinabè aux chaînes d’approvisionnement russes.
Les impératifs sécuritaires intérieurs : le choc de Djibo
Le 12 mai 2025, des combattants de Jamaʿat Nasr al-Islam wal-Muslimin ont submergé la garnison de Djibo, causant plus d’une centaine de morts . L’attaque a révélé trois faiblesses systémiques : un renseignement d’alerte précoce insuffisant, un déficit d’aéronefs nocturnes et une évacuation sanitaire lente. Les conseillers russes soutiennent qu’un triptyque mobilité hélicoptère, reconnaissance dronisée et brouillage électronique – capacités que Moscou se dit prête à livrer – atténuerait ces lacunes. La question demeure : la Russie peut-elle passer du déploiement ciblé à un soutien théâtre-large ?
Diplomatie éducative et scientifique : vers un savoir souverain
Dans une allocution à l’Université Dmitri-Mendeleïev de Moscou, Traoré a invité ses partenaires à « envoyer des formateurs, pas des manuels », appelant à une « rupture épistémique » localisant la production scientifique . La partie russe a doublé son quota de bourses burkinabè 2024-25 et détaché vingt-cinq professeurs d’ingénierie à la nouvelle Université de technologie d’Ouagadougou. Les frais de scolarité russes – environ 4 500 USD – rendent cette soft power peu coûteuse pour un Kremlin sous sanctions, mais potentiellement structurante pour un État sahélien pauvre en laboratoires.
Diplomatie des ressources et interdépendance économique
Le 25 avril 2025, le gouvernement de transition a octroyé à Nordgold une licence industrielle pour le gisement aurifère de Niou, estimé à 20,2 tonnes sur huit ans, avec une prise d’État de 15 % . Beaucoup y voient un donnant-donnant : assistance sécuritaire contre accès privilégié au sous-sol. Le géant russe des engrais Uralchem a proposé d’exploiter les phosphates burkinabè et d’ériger un hub sahélien ; toutefois, la suspension du Burkina Faso de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives fait planer un risque de gouvernance.
Dynamiques régionales : AES, CEDEAO et érosion des architectures occidentales
L’Alliance des États du Sahel (AES) – Burkina Faso, Mali, Niger – s’est déjà retirée de la CEDEAO et du G5 Sahel. L’Institut for the Study of War situe l’AES dans la stratégie russe de « corridor or-uranium » et de substitution d’influence occidentale . Les ministres des Affaires étrangères de l’AES se sont réunis à Moscou les 3-4 avril 2025 pour mettre en place un mécanisme de concertation en matière de défense, d’énergie et de migration, signe d’une volonté de projection d’autonomie bloc-wide adossée au parrainage diplomatique russe.
Empreinte déclinante de la France et Sahel multipolaire
La Voix de l’Amérique relatait en janvier 2025 l’accélération du retrait français et la riposte diplomatique en Afrique francophone . Paris se heurte désormais à des injonctions souverainistes exigeant la dé-paternalis ation de l’aide. Avec Ankara, Doha, Téhéran et Pékin à l’assaut du théâtre sahélien, celui-ci tend vers la « multialignement » plutôt qu’à une rivalité Est-Ouest binaire.
Considérations humanitaires et de gouvernance
Les ONG redoutent qu’un schéma sécurité-first accroisse les violations des droits humains. Le Centre pour la démocratie au Sahel recense sept incidents allégués d’exécutions sommaires par des auxiliaires formés par la Russie depuis février 2025. Moscou rétorque que sa doctrine privilégie la protection des civils, mais l’absence de contrôle transparent dilue l’engagement de la charte de transition à la justice et à la réconciliation. À l’inverse, la livraison russe de vingt-cinq mille tonnes de blé en 2024, renouvelée pour juin 2025, pourrait atténuer l’insécurité alimentaire .
Perspectives et contraintes : au-delà de l’optique
La dette burkinabè dépasse 60 % du PIB et le secteur bancaire russe reste sous sanctions ; les financements se feront donc probablement en crédits en rouble, troc ou off-sets miniers, exposés à l’opacité. Chocs externes – intensification djihadiste, volatilité de l’or, cessez-le-feu en Ukraine – pourraient reconfigurer les priorités bilatérales. La capacité d’exécution dépendra de la nouvelle commission intergouvernementale, confrontée à un tissu technocratique limité.
Répercussions multilatérales : le scrutin onusien à l’épreuve
L’indice World Data Lab fait passer l’alignement onusien Burkina Faso–Russie de 0,46 (2022) à 0,78 (T1 2025). Si l’AES et, à terme, le Tchad ou le Togo suivaient, la majorité occidentale sur les résolutions relatives à l’Ukraine ou aux normes cyber serait érodée. Pour Moscou, le poids symbolique de soutiens africains excède la pondération arithmétique ; pour les capitales occidentales, la riposte consiste à découpler assistance antiterroriste et rivalités géopolitiques plus larges.
Études de cas comparées : République centrafricaine et Mali
En République centrafricaine, l’appui russe a permis des gains territoriaux mais suscité des accusations de travail forcé sur les sites miniers. Le Mali montre comment la prolifération de contractants peut dépasser la capacité d’absorption, engendrant une matrice opaque d’achats publics. Ouagadougou promet de cloisonner l’autorité contractuelle du commandement opérationnel ; la pression budgétaire pourrait toutefois rogner ce garde-fou.
Options politiques pour les parties concernées
Le Ghana et le Sénégal étudient des formats triangulaires où les fonds européens de stabilisation transitent par des fiducies gérées par des Africains, finançant un renseignement communautaire qui répondrait à la lacune révélée à Djibo sans gonfler les empreintes militaires occidentales. Bruxelles voit dans le financement de l’adaptation climatique une sphère de complémentarité, non de compétition. Sur le plan normatif, tout mandat futur du Conseil de sécurité devrait concilier l’aversion russe pour les mécanismes intrusifs et les cadres africains de redevabilité.
Dimensions environnementales et sociales du projet de Niou
La concession Nordgold chevauche des zones d’agriculture vivrière ; quelque 1 300 orpailleurs artisanaux y travaillent. Le Code minier impose le consentement libre, préalable et éclairé, souvent appliqué de façon erratique. Sans étude d’impact environnemental et social publiée, dotée de mécanismes de griefs en langues locales, la mine pourrait susciter des griefs. Les schémas d’équité communautaire testés dans la région Ouest du Ghana offrent un modèle réplicable.
La sphère publique sahélienne, abreuvée de montages vidéo où Traoré salue aux côtés de Poutine, attend désormais des retombées concrètes à brève échéance ; d’où l’impératif de jalonner des étapes mesurables pour prévenir toute désillusion intérieure.
Perspectives
L’entente Burkina Faso–Russie résulte d’une conjonction de nécessité et d’ambition : Ouagadougou doit juguler l’insurrection tout en diversifiant ses partenariats ; Moscou cherche à s’ancrer comme acteur central d’un ordre multipolaire émergent. La pérennité de cette convergence dépendra de trois variables : trajectoire de l’insurrection, transparence des accords économiques et résilience de la transition civile burkinabè. Pour les diplomates attendus au sommet extraordinaire de la CEDEAO à Abidjan le mois prochain, l’enjeu immédiat consiste à maintenir le dialogue avec une junte soucieuse de souveraineté sans sacrifier l’exigence normative de redevabilité démocratique.