Horizons fracturés : les relations Soudan–Émirats arabes unis et la géopolitique de la mer Rouge en 2025

Le Soudan a rompu ses relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis le 6 mai 2025, accusant Abou Dhabi de soutenir militairement la Force de soutien rapide (RSF). Cette décision, aux conséquences régionales et internationales, met en lumière les tensions croissantes autour de la mer Rouge, où s'entrelacent enjeux militaires, rivalités économiques et fragilités humanitaires.

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Une rupture soudaine

Le général Abdel Fattah al-Burhan, s’adressant à la nation depuis Port-Soudan à l’aube du 6 mai 2025, a qualifié les EAU « d’État agresseur », justifiant la décision comme un acte de défense existentielle de la souveraineté nationale. Quelques heures plus tard, Khartoum ordonnait la fermeture de la mission émiratie et rappelait son ambassadeur, en invoquant des « preuves irréfutables » de vols de fret militaire en provenance d’Abou Dhabi à destination des zones contrôlées par la RSF via une piste proche de Tina, à la frontière tchadienne.

Deux semaines de frappes de drones sur Port-Soudan avaient précédé cette annonce. Une enquête du Washington Post a confirmé l’utilisation de drones Bayraktar TB-2 de fabrication turque, ciblant notamment les dépôts de carburant de la ville. Les autorités soudanaises affirment que ces attaques n’auraient pu se produire sans les équipements optiques et les systèmes de liaison fournis par les Émirats.

L’opinion publique à Port-Soudan, déjà éprouvée par les déplacements massifs de population et l’inflation chronique, s’est radicalisée rapidement, offrant une légitimité politique rare aux Forces armées soudanaises (SAF) pour défier un parrain du Golfe.

Trajectoire historique des relations Soudan–Émirats

L’engagement du Soudan avec Abou Dhabi ne date pas d’hier. Dans les années 1970, des prêts concessionnels émiratis ont financé des projets d’irrigation au Gezira. En 2015, des troupes soudanaises combattaient aux côtés des forces émiraties au Yémen. En retour, Khartoum bénéficiait de crédits énergétiques et d’un soutien implicite au sein du Conseil de coopération du Golfe. Mais les tensions ont émergé après la chute d’Omar el-Béchir en 2019, lorsque les nouveaux technocrates civils soudanais ont commencé à se rapprocher du Qatar et de la Turquie, ce qui inquiétait les stratèges émiratis.

Causes immédiates : soutien militaire extérieur et guerre par drones

Le calme relatif de Port-Soudan a été brisé le 4 mai 2025. Des images satellites ont révélé au moins cinq frappes de drones sur le terminal nord, perturbant les couloirs du Programme alimentaire mondial, qui acheminait jusque-là 1 200 tonnes d’aide hebdomadaire.

Des manifestes publiés par les SAF, prétendument saisis dans un dépôt RSF, mentionnent des composants envoyés depuis Jebel Ali. Abou Dhabi nie catégoriquement, mais l’agence Anadolu a souligné l’absence d’explication sur des dizaines de vols repérés par l’ONU depuis fin 2024 sur le même corridor.

Dimensions juridiques : la CIJ et les cadres normatifs

La veille de la rupture, la Cour internationale de Justice a rejeté la plainte du Soudan pour génocide contre les EAU, par 14 voix contre 2, invoquant la réserve d’Abou Dhabi à l’article IX de la Convention sur le génocide.

Des opinions dissidentes des juges Xue et Gómez Robledo ont mis en garde contre les effets délétères d’une telle latitude dans les réserves, qui risque de vider les traités de leur substance. Al Jazeera a relayé la frustration soudanaise face à un « deux poids, deux mesures » perçu dans le traitement des monarchies du Golfe comparé à celui des gouvernements africains.

Les intérêts stratégiques des Émirats dans la mer Rouge

Pour Abou Dhabi, le Soudan représente une pièce maîtresse dans un axe maritime allant de Berbera au canal de Suez. Selon Chatham House, une chaîne logistique reliant Port-Soudan à Jebel Ali offrirait aux Émirats une alternative au détroit d’Ormuz, renforcerait leur sécurité alimentaire et consoliderait leur emprise sur un futur corridor énergétique.

Mais un tel ancrage expose aussi les EAU à des risques : la prolifération de drones bon marché entre les mains d’acteurs non étatiques remet en cause la sécurité même des ports en eaux profondes.

Dynamique interne du Soudan et militarisation de la diplomatie

Sur le plan intérieur, la rupture permet aux SAF de « nationaliser » le conflit, en désignant les interventions étrangères comme principale entrave à la paix. Selon le Sudan Tribune, les réserves financières du pays ne couvrent plus que trois semaines d’importations essentielles, un contexte propice à désigner des boucs émissaires extérieurs.

Mais les risques sont considérables : les transferts de fonds des 120 000 travailleurs soudanais aux Émirats (1,2 milliard USD par an) sont menacés, et certains officiers possédant des biens à Dubaï s’inquiètent en privé des conséquences de cette rupture.

Répercussions régionales

Le Caire a discrètement salué la décision de Khartoum comme une opportunité de réduire l’influence d’Abou Dhabi dans le bassin du Nil. Riyad, hôte des négociations de Jeddah, a appelé à la retenue sans s’impliquer davantage pour ne pas fragiliser l’unité du CCG. Addis-Abeba, inquiète des tensions à al-Fashaga, redoute que le vide créé n’encourage des initiatives érythréennes. L’International Crisis Group avertit que l’escalade pourrait faire échouer le Forum de la mer Rouge, fragile cadre sécuritaire réunissant les États riverains.

Réactions multilatérales

La Ligue arabe a publié un communiqué de « vive préoccupation ». L’Union africaine a dénoncé une déstabilisation extérieure sans nommer les EAU, par prudence diplomatique. Au Conseil de sécurité de l’ONU, une résolution conjointe Royaume-Uni–Mozambique prévoyant un embargo surveillé sur les groupes armés a été bloquée par la Russie et la Chine, hostiles à la création de précédents.

Conséquences humanitaires

La fermeture de l’aéroport de Port-Soudan, cible de frappes répétées, a entraîné l’évacuation de médecins de Médecins Sans Frontières et le retard de vaccins UNICEF à destination du Darfour et du Kordofan, faisant craindre une résurgence de la rougeole. Selon The Washington Post, les explosions ont aussi endommagé la principale station de dessalement, plaçant 600 000 habitants sous rationnement hydrique.

L’International Crisis Group prévoit que, sans réparation rapide, l’inflation des prix alimentaires pourrait atteindre 70 % au-dessus des niveaux d’avant-guerre d’ici août.

Impact économique

La suspension d’un contrat émirati de 4,5 milliards USD pour moderniser le terminal pétrolier de Port-Soudan a refroidi les investisseurs. Chatham House estime que l’or trafiqué par la RSF coûte déjà 1 milliard USD par an au Trésor soudanais, une fuite qui pourrait s’aggraver en l’absence de coopération judiciaire avec Dubaï.

Selon Lloyd’s List Intelligence, les assureurs ont renforcé les clauses de « non-respect des sanctions » sur les routes maritimes de la mer Rouge, entraînant une hausse des primes de 18 % et une pression accrue sur la livre soudanaise, tombée de 1 120 à 1 470 pour un dollar en 48 heures sur le marché parallèle.

Perspectives de médiation

L’Arabie saoudite a proposé des pourparlers de proximité, mais Khartoum exige un désengagement complet des EAU vis-à-vis de la RSF, tandis qu’Abou Dhabi veut des garanties pour ses biens et son personnel. La Norvège a suggéré un comité tripartite (Égypte, Arabie saoudite, Union africaine) inspiré du précédent Érythrée–Éthiopie de 2018, avec patrouilles maritimes via un Forum de la mer Rouge renforcé. Une implication occidentale paraît peu probable. Toutefois, des échanges techniques discrets sur des prisonniers, apparemment facilités par Oman, montrent qu’aucune des deux parties ne souhaite une rupture irréversible.

La rupture des relations entre le Soudan et les Émirats incarne une tendance où les conflits internes deviennent des théâtres de confrontation transnationale. L’épisode souligne l’insuffisance des régimes de traités, les dangers liés aux drones armés et la fragilité des couloirs humanitaires. Mais l’interdépendance économique et les canaux discrets montrent que la détente reste envisageable. L’avenir dira si la diplomatie régionale saura transformer la crise en paix durable ou si la fracture Soudan–EAU annonce une désintégration plus large de l’architecture sécuritaire de la mer Rouge. Les choix faits à Riyad, au Caire ou à Bruxelles résonneront bien au-delà de la Corne de l’Afrique.

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