Le sort de l’Ukraine intéresse-t-il vraiment la diplomatie africaine ?

La guerre en Ukraine, qui entre en 2024-2025 dans sa troisième année de conflit ouvert, continue de diviser les réactions à travers le monde. En Afrique, continent aux 54 États aux intérêts variés, les diplomaties nationales oscillent entre prises de position mesurées, neutralité prudente et quelques alignements plus tranchés.

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Alors que Kyiv et Moscou courtisent activement les capitales africaines, une question se pose : le sort de l’Ukraine importe-t-il réellement aux dirigeants africains, ou ceux-ci ne voient-ils dans cette guerre qu’un enjeu lointain ? Pour un lectorat de diplomates et de dirigeants politiques, cet article de fond dresse un panorama complet des positions africaines en 2024-2025 face à la guerre en Ukraine, en explorant les choix officiels des gouvernements, la posture de ceux qui refusent de s’aligner, les dynamiques d’opinion publique et médiatique sur le continent, et l’arrière-plan historique qui éclaire ces attitudes.

Des positions officielles contrastées face à la guerre

Les gouvernements africains n’ont pas réagi d’une seule voix au conflit russo-ukrainien. Dès les premiers votes aux Nations unies, l’Afrique est apparue divisée : 28 pays africains (un peu plus de la moitié) ont voté en faveur de la résolution de mars 2022 condamnant l’invasion russe, alors que 17 se sont abstenus, 8 n’ont pas pris part au vote, et un seul – l’Érythrée – s’y est opposé. Cette configuration a perduré, avec des évolutions ponctuelles, lors des scrutins onusiens ultérieurs. En février 2023, à l’occasion du vote réclamant le retrait des troupes russes, 141 États au total ont soutenu la résolution (soit près des trois quarts des membres de l’ONU), mais 7 pays ont voté contre, dont deux africains : le Mali et l’Érythrée​. La majorité des autres États du continent ont soit approuvé la résolution, soit choisi l’abstention ou l’absence, illustrant la persistance d’une approche hétérogène.

Quels sont les pays africains qui ont clairement choisi un camp ? Quelques capitales se singularisent par un alignement assumé d’un côté ou de l’autre. D’un côté, ceux qui penchent nettement vers Moscou : l’exemple le plus marquant est l’Érythrée, seul pays d’Afrique à avoir voté « non » à la condamnation de l’agression dès 2022​. Asmara, isolée sur la scène internationale et sous sanctions occidentales de longue date, a vu en la Russie un partenaire stratégique et idéologique, n’hésitant pas à rejoindre le petit cercle des soutiens de Moscou (aux côtés de la Biélorussie, de la Corée du Nord ou de la Syrie à l’ONU). Le Mali a rejoint en 2023 le camp des opposants résolus aux résolutions pro-Ukraine, rompant avec sa précédente abstention pour s’opposer frontalement à l’Occident​. La junte malienne, arrivée au pouvoir en 2020 et de plus en plus proche de la Russie (présence du groupe Wagner, accords de coopération militaire), assume un réel réalignement géopolitique. Bamako a d’ailleurs, avec ses voisins Burkina Faso et Niger (eux aussi dirigés par des militaires depuis 2022-2023), scellé une alliance sahélienne aux accents prorusses. En septembre 2023, ces trois pays ont fondé l’Alliance des États du Sahel (AES), affirmant leur volonté de s’épauler mutuellement contre les « ingérences extérieures ». Dans les faits, cela s’est traduit par un rapprochement accru avec Moscou : visites officielles de ministres sahéliens en Russie, promesses de livraisons d’armes et de coopération sécuritaire renforcée de la part du Kremlin, et rhétorique anti-occidentale commune. Ainsi, au Sahel, le camp prorusse est ouvertement assumé par les régimes de transition, motivé par une convergence d’intérêts (lutte contre les groupes armés avec l’aide russe, rejet de l’influence française, quête de nouveaux partenaires économiques).

D’autres pays, sans aller jusqu’à s’opposer formellement aux résolutions onusiennes, affichent une proximité avec Moscou sur le plan diplomatique. C’est le cas de la Centrafrique, où la présence militaire russe (via Wagner) et le soutien politique du Kremlin au président Touadéra ont fait de la Russie un allié incontournable de Bangui. La RCA a régulièrement exprimé de la compréhension envers la position russe et n’a jamais condamné explicitement l’invasion, privilégiant un discours sur « la recherche de solutions pacifiques ». Le Soudan, malgré la guerre civile qui le secoue en 2023-2024, s’était rapproché de Moscou sous l’ancien régime d’Omar el-Béchir (promettant une base navale à la Russie) et les autorités actuelles, bien qu’occupées par le conflit interne, restent sur une ligne de neutralité bienveillante envers la Russie. L’Algérie, partenaire historique de Moscou durant la guerre froide et grand importateur d’armements russes, a systématiquement adopté une posture prudente : Alger s’abstient sur les votes, refuse de condamner la Russie et appelle au dialogue, tout en évitant de rompre ses liens avec les Occidentaux. Cette neutralité à peine inclinée du côté russe s’explique par la méfiance algérienne vis-à-vis de l’OTAN, la solidarité politique de longue date avec Moscou, mais aussi les intérêts économiques (le gaz algérien approvisionnant l’Europe confère à Alger une position à ménager entre les deux camps). Enfin, l’Afrique du Sud mérite un cas à part : Pretoria clame sa non-alignement, mais est perçue par nombre d’observateurs comme l’un des gouvernements africains les plus « pro-Moscou ». Membre des BRICS aux côtés de la Russie et de la Chine, l’Afrique du Sud n’a pas voté de sanctions et n’a pas condamné la Russie depuis le début de la guerre, affirmant préférer une position neutre axée sur le dialogue. Critiquée pour sa complaisance envers le Kremlin, Pretoria a néanmoins maintenu des liens forts avec Moscou (exercices navals conjoints en février 2023, visites répétées de ministres russes). Néanmoins, fin avril 2025, un tournant symbolique s’est opéré : le président sud-africain Cyril Ramaphosa a reçu à Pretoria son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, en visite officielle. Cette première visite d’un dirigeant ukrainien en Afrique a été qualifiée de « percée diplomatique » pour Kyiv, signalant un léger rééquilibrage sud-africain après des accusations de parti pris prorusse​. Ramaphosa en a profité pour réitérer son appel à un « cessez-le-feu inconditionnel » en Ukraine et un règlement négocié​ – une position qui, si elle se veut neutre, est souvent interprétée par les Occidentaux comme favorable aux intérêts de Moscou (un cessez-le-feu gelant les lignes actuelles consoliderait les gains territoriaux russes). Quoi qu’il en soit, l’Afrique du Sud illustre la délicatesse des équilibres : son économie avancée et son rôle international (elle préside le G20 en 2025) la poussent à ménager tout le monde, d’où ce numéro d’équilibriste entre ses partenaires occidentaux et la Russie​.

En face, certains pays africains se sont clairement rangés du côté de l’Ukraine et des puissances occidentales. Dès les premiers jours de l’invasion en 2022, des voix africaines influentes ont dénoncé la violation de la souveraineté ukrainienne en des termes éloquents. Le Kenya s’est illustré à l’ONU par l’allocution remarquée de son ambassadeur, Martin Kimani, qui a comparé la situation aux frontières africaines issues de la colonisation : céder à la tentation de la force pour redessiner les frontières, a-t-il averti, ouvrirait la porte au chaos – il a donc fermement condamné l’agression russe et « réaffirmé le respect du Kenya pour l’intégrité territoriale de l’Ukraine dans ses frontières internationalement reconnues »​. Cette position de principe, ancrée dans le respect inviolable des frontières héritées (un dogme pour l’Union africaine depuis les indépendances), a été partagée par de nombreux pays du continent. Le Ghana, alors membre non permanent du Conseil de sécurité, a également fustigé Moscou et soutenu toutes les résolutions pro-Ukraine, au nom du respect du droit international. Le Nigeria, poids lourd démographique et économique, allié traditionnel des Occidentaux, s’est aligné sur la position occidentale en appelant au retrait russe et en votant en faveur des textes onusiens condamnant la guerre. La Somalie, qui dépend fortement de l’aide américaine et turque, a dès mars 2022 affiché son soutien à Kyiv malgré la distance géographique. Le Rwanda d’Paul Kagame – partenaire à la fois des États-Unis et de la France, et aspirant à un rôle international – a soutenu les condamnations de l’invasion, son représentant arguant que le monde ne doit pas tolérer le retour à la loi du plus fort. Le Gabon (du temps du président Ali Bongo, avant le coup d’État de 2023) et la Côte d’Ivoire (sous Alassane Ouattara) ont également voté les résolutions pro-Ukraine, ces pays francophones étant soucieux de montrer leur fiabilité aux yeux de l’Europe et des États-Unis. Un cas intéressant est celui du Maroc : en mars 2022, Rabat avait surpris en ne participant pas au vote de l’ONU, préférant garder le silence – probablement pour ne pas contrarier la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité dont l’appui peut compter dans le dossier sensible du Sahara Occidental. Cependant, quelques mois plus tard, le Maroc a évolué : en octobre 2022 puis 2023, il a soutenu les textes onusiens condamnant les annexions russes en Ukraine, marquant un rapprochement discret avec la position occidentale. Des informations de presse ont même indiqué que le Maroc a fourni à l’Ukraine des pièces détachées pour chars d’assaut de conception soviétique, via un transfert médiatisé par un pays tiers – faisant de Rabat l’un des rares fournisseurs africains d’aide militaire indirecte à Kyiv. Cette évolution marocaine s’explique par le renforcement de l’axe avec Washington (reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental en 2020) et la volonté de ne pas apparaître isolé diplomatiquement en Afrique.

En somme, une poignée de pays africains ont “choisi leur camp” de manière explicite : l’Érythrée, le Mali (et dans une certaine mesure le Burkina Faso, la RCA, le Niger ou l’Algérie) se situent dans l’orbite russe diplomatiquement, tandis que le Kenya, le Ghana, le Nigeria, le Rwanda, le Maroc ou la Côte d’Ivoire affichent leur alignement sur la défense de l’Ukraine et du droit international. Cependant, il est crucial de noter que la majorité des États africains n’ont pas souhaité s’enfermer dans un camp. La plupart se situent dans une zone grise de neutralité proclamée – sujet que nous allons examiner – ou d’attentisme prudent, reflétant un calcul nuancé des coûts et bénéfices géopolitiques dans un contexte international polarisé.

Neutralité et non-alignement : le choix de la prudence

Si quelques capitales ont pris parti, la grande majorité des gouvernements africains ont refusé de s’aligner clairement sur l’un des belligérants, surtout au-delà des déclarations de principe. Cette neutralité – ou non-alignement, terme rappelant l’ère de la guerre froide – est souvent présentée par ces États comme un choix réfléchi dicté par leurs intérêts propres et par la volonté de jouer apaisement. « Nous avons adopté une position de neutralité, de non-alignement pour éviter que ce conflit puisse atteindre d’autres régions, notamment l’Afrique, et pour atténuer l’impact de cette guerre », a ainsi déclaré Albert Shingiro, ministre des Affaires étrangères du Burundi, en mai 2023. Recevant le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov à Bujumbura, il a souligné que cette posture abstentionniste est « celle de la plupart des pays africains ». De fait, lors du vote de février 2023 à l’Assemblée générale de l’ONU, 22 des 54 États africains se sont abstenus ou n’ont pas pris part au vote​, traduisant cette volonté de ne pas se ranger automatiquement derrière l’un des blocs.

Quelles motivations poussent tant de pays à s’abstenir ou temporiser face à la guerre en Ukraine ? Plusieurs facteurs géopolitiques, économiques et idéologiques expliquent cette prudence :

  • Le principe de non-alignement et la méfiance vis-à-vis des blocs : nombre de dirigeants africains estiment qu’ils n’ont pas à importer sur leur sol la confrontation entre la Russie et l’Occident. Ils revendiquent l’héritage du mouvement des non-alignés, né pendant la guerre froide, qui prônait une troisième voie indépendante des deux superpuissances d’alors. Aujourd’hui, dans un monde redevenu multipolaire, cette attitude refait surface. Les gouvernements mettent en avant leur souveraineté diplomatique et refusent les pressions extérieures pour « choisir un camp ». Cette position est aussi nourrie par une certaine méfiance envers les injonctions occidentales : l’Afrique, souvent infantilisée par le passé, veut montrer qu’elle pense par elle-même. Ainsi, lorsque les États-Unis ou l’Europe demandent à l’Afrique d’isoler la Russie, cela peut provoquer un réflexe de rejet chez certains, y voyant une forme de néocolonialisme moral. « L’Occident s’attend à ce que les pays africains suivent automatiquement son lead, ce qui est une erreur », notait un analyste, soulignant que considérer l’Afrique comme un bloc monolithique aligné est un contresens. La diversité des votes africains traduit aussi les différentes lectures du conflit : certains gouvernements (comme l’Afrique du Sud, l’Algérie ou le Sénégal) insistent sur « l’importance de solutions diplomatiques sans condamner Moscou », préférant appeler au dialogue plutôt qu’à la dénonciation. Cela leur permet de préserver des canaux avec les deux parties.
  • Les intérêts économiques et stratégiques en jeu : la Russie et l’Ukraine sont des partenaires importants pour de nombreux pays africains, et rompre avec l’un ou l’autre pourrait coûter cher. Sur le plan économique, la sécurité alimentaire a été un enjeu majeur : avant la guerre, l’Afrique importait plus de la moitié de son blé de Russie et d’Ukraine. Le conflit a entraîné envolée des prix et pénuries de céréales et d’engrais sur le continent en 2022, plaçant de nombreux gouvernements dans une situation délicate. Accuser ouvertement Moscou risquait de compromettre l’approvisionnement en blé russe, tandis que se détourner de Kyiv faisait craindre de rater l’aide alimentaire ukrainienne ou occidentale. Beaucoup ont donc opté pour la neutralité afin de garder l’accès aux deux greniers. Par ailleurs, la Russie est un fournisseur majeur d’armes pour l’Afrique (elle représente près de la moitié des importations d’armes du continent ces dernières années). Des pays comme l’Algérie, l’Ouganda, l’Angola ou le Nigeria dépendent en partie de l’équipement militaire russe : difficile, dans ces conditions, de froisser Moscou au risque de voir ces livraisons suspendues. De même, la Russie fournit un soutien sécuritaire direct dans certains États fragiles (les instructeurs ou mercenaires présents au Mali, en Centrafrique, au Soudan…). Ces pays bénéficiaires du soutien russe hésitent d’autant plus à condamner le Kremlin – ils ont au contraire besoin de ses bons offices pour assurer leur stabilité interne. Enfin, la Chine, allié de Moscou, pèse aussi dans la balance : beaucoup d’États africains très liés à Pékin (par l’endettement, les infrastructures) ont suivi la position chinoise d’abstention, afin de ne pas contrarier leur premier bailleur.
  • Des affinités idéologiques et un narratif partagé : au-delà des intérêts matériels, il existe dans certains cercles africains une forme de sympathie idéologique envers la Russie ou du moins un ressentiment envers l’Occident qui pousse à ne pas condamner Moscou. Ce sentiment s’enracine dans l’histoire : la Russie (ex-URSS) a soutenu nombre de mouvements indépendantistes africains au 20ᵉ siècle, formé des élites, et se pose aujourd’hui en héritière de cette politique anticoloniale. Le Kremlin s’efforce d’attirer les dirigeants africains de son côté en se présentant comme un rempart contre l’impérialisme occidental. Dans son discours, Moscou accuse l’Occident de tous les torts – y compris de provoquer l’insécurité alimentaire en sanctionnant la Russie, entravant prétendument les exportations de céréales et d’engrais essentiels à l’Afrique​. Cette rhétorique trouve un écho chez certains dirigeants ou opinions publiques africaines, qui y voient la continuation de la lutte contre la domination occidentale. Par anti-américanisme ou par opposition aux anciennes puissances coloniales, des pays comme le Mali, le Burkina Faso ou l’Érythrée ont pu embrasser le récit russe présentant la guerre en Ukraine comme un combat légitime contre l’expansion de l’OTAN. Ainsi, ne pas « prendre parti » revient de facto à ne pas se joindre au concert de critiques occidentales, ce qui arrange ces régimes en rupture avec l’Occident. Toutefois, d’autres gouvernements neutres ne partagent pas forcément cette vision prorusse, mais estiment simplement que « personne ne peut gagner cette guerre » et qu’il vaut mieux encourager des négociations (position exprimée par le chef de la diplomatie burundaise​, ou par l’Afrique du Sud). Ils justifient leur abstention par la volonté de garder un rôle de médiateur potentiel : en restant en bons termes avec Moscou et Kyiv, l’Afrique pourrait faciliter un règlement, argumentent-ils.
  • Dépendances et calculs diplomatiques : enfin, beaucoup de pays africains dépendent à la fois de l’aide occidentale et de la coopération russe. Choisir un camp représenterait un risque. Par exemple, le Sénégal de Macky Sall (qui fut président en exercice de l’Union africaine en 2022) a préféré une ligne médiane : bien que fermement attaché au respect des frontières (Dakar n’a jamais reconnu l’annexion de la Crimée en 2014), le Sénégal s’est abstenu lors du premier vote de 2022, puis a voté en faveur de la condamnation des annexions russes plus tard. Cette prudence s’explique par les liens économiques avec les deux côtés (pêche, investissements) et le rôle diplomatique que Sall entendait jouer. D’autres, comme l’Ouganda de Yoweri Museveni, ont ouvertement déclaré « ne pas vouloir être ennemis de qui que ce soit », cherchant à commercer tant avec Moscou qu’avec l’Occident. Kampala s’est abstenu dans les forums internationaux, tandis que Museveni a accueilli Lavrov mais aussi des envoyés américains, illustrant cette politique du grand écart. Le Togo, l’Égypte, la Tunisie ou le Gabon (post-2023) ont également opté pour la discrétion diplomatique, votant parfois d’une manière, parfois de l’autre, selon le contexte, mais sans jamais s’engager pleinement dans une coalition. Leur calcul est d’éviter de compromettre des partenariats vitaux : l’aide au développement de l’UE ou de la Banque mondiale d’un côté, les projets d’infrastructures ou contrats d’armement russes de l’autre.

Cette neutralité africaine n’est pas un bloc monolithique non plus. Elle va de la neutralité « bienveillante » envers la Russie (cas de l’Afrique du Sud ou de l’Ouganda) à la neutralité plus équilibrée (cas du Sénégal, du Bénin ou du Ghana initialement) en passant par l’indifférence polie (certains États fragiles accaparés par leurs problèmes internes, comme la RDC ou le Tchad, qui n’accordent que peu d’attention concrète au dossier ukrainien, hormis des votes d’affichage). Néanmoins, vue d’Occident, cette attitude globale a souvent été perçue comme une forme d’opportunisme ou d’ingratitude. Des commentateurs ont accusé l’Afrique de se ranger du côté du plus offrant ou de ne pas défendre ses propres principes quand un pays souverain est envahi. Mais les diplomates africains rétorquent que leur position est cohérente avec les intérêts du continent. D’une part, ils rappellent qu’ils ont condamné le principe de la guerre sans pour autant approuver les sanctions ou l’alignement militaire. D’autre part, ils soulignent que l’Afrique a plus à perdre qu’à gagner en rompant avec la Russie : non seulement ce n’est pas « leur guerre », mais en plus, le continent subit déjà assez les conséquences économiques sans en rajouter. « Le fort taux d’abstention africain ne signifie pas un soutien à la Russie, mais traduit la volonté de ne pas nuire à nos propres intérêts et de garder une porte ouverte au dialogue », résumait un diplomate d’Afrique de l’Est.

Il est également important de noter que l’Union africaine en tant qu’organisation a adopté une approche mesurée. Dès fin février 2022, le président en exercice de l’UA (Macky Sall) et le président de la Commission de l’UA (Moussa Faki) ont publié un communiqué commun exprimant leur « extrême préoccupation » face à l’invasion et appelant la Russie au respect du droit international et de la souveraineté de l’Ukraine. Cette déclaration, passée presque inaperçue en Occident, marquait pourtant une prise de position de principe : pour l’UA, les frontières héritées et l’intégrité territoriale sont sacrées. Cependant, l’UA s’est gardée de condamner explicitement la Russie par la suite, se concentrant sur des efforts diplomatiques. En juin 2022, Macky Sall s’est rendu à Sotchi rencontrer Vladimir Poutine, principalement pour évoquer la crise alimentaire et plaider la cause de la reprise des exportations de céréales ukrainiennes. L’UA a soutenu l’Initiative céréalière de la mer Noire négociée par la Turquie et l’ONU, consciente que le blocus des ports ukrainiens frappait durement l’Afrique. Lorsque cette initiative a été suspendue en 2023, l’UA a multiplié les exhortations pour trouver une solution, sans pour autant jeter la pierre uniquement à Moscou (qui était accusée de faire pression via les denrées alimentaires). Cette diplomatie de l’équilibre, centrée sur les impacts concrets du conflit sur l’Afrique (nourrir les populations, éviter une nouvelle guerre froide), explique en partie pourquoi le sort de l’Ukraine en lui-même n’est pas perçu comme une priorité absolue par de nombreux dirigeants africains. Leur engagement est réel sur les conséquences (faim, inflation, stabilité), beaucoup moins sur l’issue géopolitique en Europe de l’Est.

En résumé, beaucoup de pays africains tardent à s’aligner ou refusent de le faire parce qu’ils estiment que le non-alignement sert au mieux leurs intérêts stratégiques. Cette prudence leur permet de garder des ponts avec tous les acteurs et d’éviter de transformer le continent en champ de bataille diplomatique des grandes puissances. Mais cela ne signifie pas une absence totale d’intérêt ou de position de principe – plutôt une manière différente, plus mesurée, de l’exprimer. Le chapitre suivant sur l’opinion publique et les médias en Afrique aidera à comprendre comment ces nuances diplomatiques se reflètent (ou non) dans les sociétés africaines.

Opinion publique africaine et bataille médiatique

Au-delà des chancelleries, que pensent les opinions publiques africaines de la guerre en Ukraine ? La question est complexe, car l’Afrique n’est pas un bloc homogène et les sondages d’opinion couvrant l’ensemble du continent sont rares. Néanmoins, des tendances se dessinent à travers différentes enquêtes et l’observation des médias locaux et internationaux actifs en Afrique. Il apparaît que la perception du conflit par la population peut différer sensiblement de la position officielle de son gouvernement – et que la guerre de l’information fait rage pour influencer ces perceptions.

D’après un sondage mené en 2023 par Ipsos dans plusieurs pays (Afrique du Sud, Kenya, Nigeria, Sénégal, Ouganda, Zambie), une majorité d’Africains instruits et intéressés par l’actualité estiment que l’invasion russe viole le droit international, que les forces russes devraient se retirer d’Ukraine et que Moscou s’est rendu coupable de crimes de guerre. Autrement dit, sur le plan des principes, la cause ukrainienne obtient un soutien notable parmi ces populations urbaines informées. Le narratif russe visant à justifier l’agression ne convainc qu’une minorité : dans aucun des pays sondés une majorité des répondants n’adhère aux arguments pro-Kremlin (du type « la guerre est de la faute de l’OTAN » ou « la Russie défend son propre territoire »). Ce rejet des justifications russes est particulièrement net au Kenya ou au Nigéria, par exemple. Un autre sondage, réalisé fin 2022 par la Fondation Brenthurst en Afrique du Sud, a révélé que 74 % des Sud-Africains (y compris trois quarts des électeurs du parti au pouvoir, l’ANC) considèrent l’invasion russe comme « un acte d’agression qui doit être condamné »​. Ces chiffres, parfois contre-intuitifs, montrent qu’une bonne partie de l’opinion publique africaine n’épouse pas la “poutinophilie” que l’on pourrait prêter au continent. Ayant elles-mêmes souffert de colonisation, de conflits et d’occupations illégitimes, de larges majorités d’Africains estiment qu’il ne faut soutenir aucun pays dans ses tentatives d’annexer illégalement des portions du territoire d’un autre – un écho direct à la situation ukrainienne​. Il existe donc un attachement aux principes de souveraineté et de non-annexion, qui rejoint la position de fond en faveur de l’Ukraine.

Cependant, ce tableau d’ensemble mérite d’être nuancé par plusieurs éléments. D’abord, la volonté de neutralité reste très populaire parmi les citoyens africains. Même si beaucoup trouvent l’invasion injuste, ils considèrent majoritairement que « l’Afrique doit rester non-alignée ou neutre dans ce conflit ». Cette opinion est particulièrement forte au Kenya (malgré la condamnation morale de la Russie, les Kenyans pensent que leur continent ne doit pas se mêler de cette guerre). Dans une moindre mesure, les Sud-Africains, Nigérians, Sénégalais etc. partagent ce sentiment : on peut désapprouver l’agression russe tout en refusant de prendre part aux hostilités diplomatiques ou militaires. Seule une petite fraction (par exemple, certains Nigérians sondés) estime que « l’Afrique ne peut se permettre de rester neutre et devrait soutenir l’Ukraine »​. Globalement donc, l’opinion publique distingue la condamnation de l’acte et l’engagement aux côtés d’un camp – beaucoup d’Africains condamnent la guerre mais comprennent la neutralité de leurs dirigeants.

Ensuite, l’intérêt pour la guerre en Ukraine parmi la population africaine moyenne ne doit pas être surévalué. En 2024-2025, de nombreux pays africains font face à leurs propres crises internes : insécurité (Sahel, RDC, Soudan), défis économiques post-Covid, inflation, élections tendues… Dans ce contexte, la guerre en Europe de l’Est reste souvent perçue comme lointaine. Les médias locaux couvrent le sujet, mais il ne domine pas nécessairement la une en continu comme en Europe. En Afrique francophone, par exemple, l’attention médiatique s’est focalisée sur les coups d’État au Niger ou au Gabon en 2023, sur les violences au Soudan ou en RDC, etc., reléguant l’Ukraine à un sujet international parmi d’autres. Cependant, des pics d’intérêt ont eu lieu quand la guerre a eu des effets tangibles sur la vie quotidienne : la flambée des prix du pain et du carburant en 2022 a fait prendre conscience aux citoyens africains que cette guerre « lointaine » avait des répercussions bien réelles chez eux. De même, l’évacuation difficile de milliers d’étudiants africains d’Ukraine dans les premiers jours du conflit – certains ayant témoigné de mauvais traitements ou de racisme aux frontières de l’UE – a suscité une émotion et un débat en Afrique sur le deux poids deux mesures de l’accueil des réfugiés. Ces éléments ont pu colorer l’opinion : par exemple, des Africains ont été choqués de voir l’Europe ouvrir grand les bras aux réfugiés ukrainiens (ce qui est positif) mais fermer ses portes aux migrants africains, ou d’apprendre que des étudiants nigérians ou marocains ont été brièvement bloqués aux postes-frontières ukrainiens. Ce sentiment d’une empathie sélective de l’Occident a pu refroidir la sympathie de certains envers la cause ukrainienne, sans pour autant les rallier à Poutine – mais en confortant l’idée que ce n’est pas « leur guerre ».

La bataille médiatique et narrative autour du conflit se joue également en Afrique. Conscients de l’importance du « soft power » sur le continent, Moscou et les capitales occidentales ont cherché à influencer les médias et les réseaux sociaux africains. La Russie dispose de relais non négligeables : sa chaîne d’information RT (Russia Today) diffuse en français et en anglais via satellite, et même si RT France a été interdite en Europe, elle reste accessible en Afrique où certains publics francophones la suivent pour avoir un autre son de cloche que RFI ou France 24. Sputnik, l’agence d’État russe, a lancé une version « Sputnik Afrique » en français très active en ligne, relayant la vision du Kremlin. Sur les réseaux sociaux, on observe de nombreux comptes prorusses ciblant les audiences africaines, véhiculant des messages anti-occidentaux et pro-Kremlin. Des études ont noté une coordination de pages Facebook entre le Mali, le Burkina et le Niger (pays alliés de la Russie) pour promouvoir des rassemblements anti-français ou anti-américains, brandissant des drapeaux russes​. Des slogans tels que « Honte à l’Ukraine » ou « l’OTAN agresse la Russie » ont pu être scandés lors de manifestations au Sahel, où l’on a vu fleurir des drapeaux russes à Bamako, Ouagadougou ou Niamey en 2022-2023​. Ces démonstrations, souvent encouragées en sous-main par les autorités locales, donnent l’image d’une opinion africaine acquis à Moscou. Cependant, il s’agit essentiellement de mobilisations instrumentalisées dans le cadre de contextes nationaux (soutien aux juntes anti-françaises) plus que d’un élan spontané pour la Russie dans la guerre en Ukraine.

Du côté occidental, les médias internationaux publics comme BBC, RFI, Voice of America, Deutsche Welle – historiquement bien implantés en Afrique – ont cherché à contrer la désinformation en multipliant les contenus en langues locales sur la guerre, expliquant les enjeux et réfutant les fausses nouvelles. Les ambassades occidentales ont intensifié leur communication sur les réseaux africains pour souligner, par exemple, que « les sanctions n’empêchent pas l’exportation de blé ou d’engrais russes » (contrant l’argument russe d’en faire porter la faute à l’Occident). L’Ukraine elle-même a entrepris des initiatives de diplomatie publique en Afrique : multiplication des interviews de Zelensky ou de son ministre Dmytro Kuleba dans les médias africains, interventions de l’ambassadeur d’Ukraine sur des radios locales, invitations d’influenceurs africains à se rendre à Kyiv. Notamment, en mai 2023, le ministre ukrainien Kuleba a effectué une tournée en Afrique (il s’est rendu au Ghana, au Sénégal, au Kenya, en Éthiopie, au Rwanda…), signe de l’attention portée aux opinions locales. En parallèle, Sergueï Lavrov a multiplié les tournées africaines (au moins trois déplacements depuis 2022, incluant l’Afrique du Sud, le Mali, l’Ouganda, l’Éthiopie, etc.), chaque visite donnant lieu à une couverture appuyant la narrative russe. Les deux belligérants cherchent ainsi à gagner la bataille de l’influence : « Moscou et Kyiv cherchent à accroître leur influence respective sur le continent africain », résume une dépêche, Lavrov et Kuleba se succédant dans les capitales africaines à une semaine d’intervalle​.

Comment cette guerre de l’information se traduit-elle au sein des pays africains ? Cela dépend beaucoup de la liberté des médias et de l’attitude des gouvernements. Dans les pays démocratiques ou relativement ouverts (Ghana, Nigeria, Afrique du Sud, Kenya, etc.), la presse locale reflète une pluralité de points de vue. On y trouve des tribunes d’intellectuels africains pro-Ukraine, dénonçant l’agression russe et appelant l’Afrique à ne pas trahir ses valeurs. Par exemple, des éditorialistes sud-africains ont critiqué la position officielle de neutralité « morale » de Pretoria, jugeant qu’elle ternissait l’héritage de Mandela en refusant de défendre un peuple opprimé par une grande puissance. A l’inverse, d’autres voix, notamment d’universitaires panafricanistes, soutiennent la posture de non-alignement et renvoient dos-à-dos l’OTAN et la Russie, accusant les uns comme l’autre de faire peu de cas des intérêts africains. Dans des pays comme le Mali ou le Burkina Faso, où les médias internationaux (RFI, France 24) ont été suspendus et où les autorités encouragent une ligne prorusse, l’espace médiatique est plus contrôlé. La télévision nationale malienne, par exemple, relaie largement les communiqués du Kremlin et les contenus de RT, tandis que les voix dissidentes pro-Ukraine sont inexistantes (ou se sont tues par autocensure). Il est frappant de constater que dans ces pays sahéliens, la guerre en Ukraine est devenue un sujet instrumentalisé politiquement : les juntes la présentent comme un symbole de la résistance à l’impérialisme occidental, établissant un parallèle entre la lutte de la Russie contre l’OTAN et leur propre lutte contre la « françafrique ». Cette vision trouve un certain écho populaire, car elle s’inscrit dans un récit identitaire valorisant la souveraineté retrouvée et les nouvelles alliances émancipatrices.

Néanmoins, l’opinion publique africaine n’est pas dupe des grands jeux de propagande. Beaucoup d’Africains gardent une approche pragmatique : ce qui compte c’est l’impact sur leur quotidien. Et de ce point de vue, la préoccupation principale est la flambée des prix et l’instabilité économique causées par la guerre, plus que la question de savoir si l’Ukraine va reconquérir tel oblast. Des manifestations sporadiques ont eu lieu dans quelques pays pour protester contre la vie chère où les pancartes dénonçaient « la guerre de Poutine » responsable de l’inflation, mais aussi « l’abandon de l’Afrique par l’Occident ». Cette ambivalence résume bien le sentiment public : une condamnation morale de la guerre, mélangée à un ressentiment envers l’Occident de ne pas assez aider l’Afrique à en amortir les chocs, et une envie de voir les grandes puissances régler vite leur conflit.

Enfin, y a-t-il eu des mobilisations citoyennes directes en faveur de l’Ukraine en Afrique ? Elles ont été limitées. On a vu quelques gestes symboliques : la tour du siège de la Bank of Africa à Bamako illuminée aux couleurs ukrainiennes début mars 2022 avant que les autorités maliennes ne l’interdisent, un collectif d’intellectuels africains publiant une lettre ouverte de solidarité avec le peuple ukrainien, ou des membres de la diaspora ukrainienne organisant à Cape Town et Nairobi des veillées de prière pour la paix. Mais globalement, l’émotion populaire est restée mesurée, rien de comparable au mouvement mondial « Je suis Ukraine ». À noter toutefois, l’accueil chaleureux réservé en Afrique du Sud à Zelensky lors de sa visite en 2025 montre que l’opinion peut évoluer : des étudiants sud-africains brandissaient des drapeaux ukrainiens à Pretoria, reflétant peut-être l’impact de la diplomatie ukrainienne récente sur la jeunesse africaine connectée.

En conclusion, l’opinion publique africaine sur la guerre en Ukraine est diverse et en mouvement. Elle n’est pas massivement prorusse – beaucoup rejettent l’agression – mais elle soutient largement la neutralité de l’Afrique, estimant que ce conflit ne doit pas devenir le sien. Les médias africains sont un terrain de compétition narrative entre influences russes et occidentales, chaque camp essayant de gagner les cœurs et les esprits. Cependant, les Africains gardent avant tout en tête leurs propres priorités locales, et le sort de l’Ukraine ne les mobilise réellement que lorsqu’il touche à leurs réalités (nourrir sa famille, payer son carburant).

Héritage historique et contextes panafricains

Pour comprendre les choix actuels des États africains face à la guerre en Ukraine, il est essentiel de les replacer dans une perspective historique plus large. Les attitudes présentes – qu’il s’agisse de neutralité prudente, de soutien à Moscou par anti-occidentalisme, ou au contraire de défense du droit international – s’enracinent en effet dans l’histoire post-coloniale du continent, dans les expériences de la guerre froide et dans le rapport singulier que l’Afrique entretient avec les notions de souveraineté et de colonialisme.

L’héritage du mouvement des non-alignés (MNA) est sans doute le cadre de référence le plus invoqué. Durant la guerre froide, de nombreux pays africains fraîchement indépendants refusent de s’arrimer exclusivement ni au bloc de l’Ouest ni à celui de l’Est. La conférence de Bandung en 1955, puis la création du MNA en 1961, posent les principes de neutralité active, de respect mutuel entre nations et de refus de servir d’instruments dans la rivalité des superpuissances. Des figures africaines comme l’Égyptien Nasser, le Ghanéen Nkrumah ou le Tanzanien Julius Nyerere furent parmi les leaders de ce mouvement. Aujourd’hui encore, cette tradition diplomatique reste vivace dans la mémoire collective des élites africaines. Ainsi, lorsque Pretoria ou Alger revendiquent leur “non-alignement” sur la guerre en Ukraine, ils s’inscrivent dans ce fil historique et idéologique. Toutefois, certains analystes pointent que la comparaison a ses limites : pendant la guerre froide, le non-alignement des uns n’empêchait pas d’autres de se ranger nettement (certains régimes africains étaient pro-américains, d’autres ouvertement pro-soviétiques). De même aujourd’hui, l’Afrique n’est pas unanime et l’absence d’alignement claire de nombreux États peut donner l’image d’une position floue, dictée par l’opportunisme plus que par des principes solides​. Les critiques soulignent qu’en matière de respect de la souveraineté et de résolution des conflits, l’Afrique prône souvent de grands principes – mais semble les oublier quand il s’agit de l’Ukraine, d’où l’accusation d’incohérence. Néanmoins, du point de vue africain, il n’y a pas contradiction : on peut être attaché à la souveraineté (principe de base) tout en considérant que la meilleure façon de la défendre est de favoriser la médiation et la fin rapide de la guerre plutôt que de jeter de l’huile sur le feu. C’est en tout cas l’argument mis en avant par plusieurs chefs d’État africains.

Un autre facteur historique clé est le soutien de l’URSS aux luttes de libération africaines dans les années 1960-70. La Russie moderne capitalise sur cette mémoire positive dans certains pays. En Afrique australe par exemple, l’URSS a soutenu la lutte anti-apartheid (ANC), ainsi que les mouvements au Mozambique (FRELIMO) et en Angola (MPLA) contre les régimes colonial et ségrégationniste. De nombreux cadres de l’ANC sud-africaine, dont certains dirigeants actuels, ont été formés militairement en Union soviétique. Cette histoire crée une sympathie durable au sein des vieux partis nationalistes africains envers Moscou, perçue comme un camarade de lutte. Cela peut en partie expliquer l’attitude conciliante de l’Afrique du Sud ou de la Namibie vis-à-vis de la Russie : il y a une dette morale ressentie envers l’ex-URSS. Évidemment, l’Ukraine elle-même faisait partie de l’URSS et a contribué à ces soutiens, mais dans l’imaginaire politique africain, c’est la Russie héritière de l’URSS qui en récolte le crédit. Par ricochet, les gouvernements issus de ces mouvements de libération sont souvent méfiants envers les États-Unis et l’OTAN, qu’ils voyaient naguère soutenir l’apartheid ou les puissances coloniales. Cette grille de lecture datée continue d’influencer le positionnement africain dans la crise actuelle : on y voit un nouvel épisode de confrontation Est-Ouest, plutôt qu’une simple agression d’un État contre un autre. Et dans ce schéma, rester non-aligné est considéré comme la posture héritière des pères fondateurs.

Par ailleurs, l’idéologie panafricaine et le rejet du colonialisme jouent un rôle dans le discours de plusieurs acteurs africains. La guerre en Ukraine est parfois interprétée via le prisme du colonialisme : la Russie se pose en victime de l’expansionnisme occidental (ce que beaucoup contestent en Occident, où l’on considère au contraire que la Russie agit en colonisateur en Ukraine). Certains Africains, sensibles au discours anti-impérialiste de Moscou, y adhèrent par analogie avec leurs propres expériences. Le narratif russe insiste sur la dénonciation de l’« ordre mondial dominé par l’Occident », thème qui résonne en Afrique où l’on a subi esclavage et colonisation. Ainsi, des militants panafricains contemporains – tels que le Béninois Kemi Seba ou le Burkinabé Augustin Loada – relaient l’argument que soutenir la Russie, c’est résister à l’impérialisme américain et européen. Ils reprochent aux dirigeants africains qui condamnent Moscou d’être « à la solde de l’Occident ». Ce discours trouve un public chez les jeunes générations politisées via Internet, en particulier en Afrique francophone. En contraste, d’autres intellectuels panafricains rappellent que l’Ukraine était elle-même colonisée par l’Empire russe par le passé, et que les Africains devraient par solidarité soutenir un peuple en lutte pour sa liberté. Mais globalement, le lourd passé colonial incite à la prudence : beaucoup de pays africains refusent de se laisser dicter leur conduite par les ex-métropoles. Par exemple, on a prêté au président ougandais Museveni cette réplique aux diplomates occidentaux : « Quand vous nous dites de choisir un camp, vous nous rappelez les ordres de nos anciens maîtres coloniaux. Nous n’en voulons plus ». Vrai ou apocryphe, ce propos reflète un sentiment répandu de défier toute injonction perçue comme néocoloniale.

En termes de précédents historiques, on peut également évoquer la réaction africaine à d’autres conflits internationaux pour la mettre en perspective avec l’Ukraine. L’Afrique a souvent cherché à éviter de prendre parti dans les guerres lointaines. Par exemple, lors de l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003, la plupart des pays africains se sont gardés de soutenir ouvertement Washington (à l’exception notable de l’Éthiopie ou de l’Ouganda qui étaient des alliés stratégiques). De même, sur le conflit israélo-palestinien, l’Afrique est divisée mais globalement modérée, privilégiant les appels au dialogue. Cette tradition diplomatique de retenue s’est affermie avec le temps : l’Union africaine prône le « solutions africaines aux problèmes africains » et, corollaire, laisse aux autres régions le soin de résoudre leurs propres problèmes. Ainsi, on a entendu des responsables africains suggérer que « c’est aux Européens de régler la crise en Ukraine par la négociation, tout comme nous essayons de régler nos crises en Afrique ». Il y a là une forme de réciprocité : l’Afrique attend qu’on la laisse gérer ses affaires (Mali, RDC, etc.) sans impositions extérieures, et en retour elle se garde d’intervenir dans les affaires européennes. Cela n’implique pas de l’indifférence, mais une certaine distance respectueuse. D’ailleurs, on observe aussi un écart de traitement : quand un conflit éclate en Afrique, il attire rarement autant d’attention mondiale que l’Ukraine. Beaucoup d’Africains ont noté le contraste entre l’énorme mobilisation diplomatique et médiatique pour l’Ukraine, et la tiédeur de la réaction internationale face, par exemple, aux massacres dans l’est du Congo ou à la guerre au Tigré en Éthiopie. Ce deux poids deux mesures a généré de la frustration : certains en viennent à penser que si l’Occident ne se soucie pas outre mesure des drames africains, pourquoi l’Afrique se mobiliserait-elle pour un drame européen ? Bien entendu, ce raisonnement simplifie, mais il alimente une certaine réserve dans l’engagement émotionnel des Africains pour l’Ukraine.

Enfin, il faut souligner que l’Afrique, en 2024-2025, cherche de plus en plus à diversifier ses partenariats internationaux. Les pays africains ne veulent plus dépendre d’un seul “parrain” (ex-colonisateur ou superpuissance). Ils tissent des liens tous azimuts : avec la Chine, la Turquie, l’Inde, les pays du Golfe, la Russie, l’UE, les USA… Cette diversification est devenue un leitmotiv des diplomaties africaines contemporaines. Dans cette optique, ne pas prendre parti dans la guerre en Ukraine permet de garder ouverte la coopération avec tous. C’est particulièrement vrai pour les grandes puissances africaines émergentes (Nigeria, Afrique du Sud, Égypte, Éthiopie) qui ambitionnent un rôle de premier plan sur la scène mondiale et ont besoin de relations stables avec l’Occident comme avec l’Orient. Au fond, beaucoup de pays africains voient dans la crise ukrainienne l’opportunité de réaffirmer leur autonomie stratégique : ils ne veulent plus être les pions d’un jeu géopolitique mondial, mais des acteurs à part entière, capables éventuellement de contribuer aux solutions. C’est ce qu’illustre l’initiative de médiation africaine lancée en 2023 : un groupe de chefs d’État (Afrique du Sud, Sénégal, Égypte, Zambie, Comores, Congo-Brazza, Ouganda) s’est rendu successivement à Kyiv puis à Moscou en juin 2023 pour proposer un plan de paix africain.

Des dirigeants africains, dont le président sud-africain Cyril Ramaphosa (à droite) et son homologue zambien Hakainde Hichilema (accroupi), se recueillent à Boutcha en Ukraine en juin 2023 avant de rencontrer Volodymyr Zelensky dans le cadre d’une mission de paix africaine. Cette mission, certes symbolique et sans résultat concret immédiat, a montré que l’Afrique souhaite être acteur dans la résolution du conflit, et pas seulement spectateur passif. Ramaphosa a qualifié d’« historique » cette initiative où, fait notable, des dirigeants africains ont visité un pays en guerre en Europe pour y porter la voix de leur continent​. Même si Zelensky a poliment écouté les propositions africaines sans rien concéder (il a réaffirmé qu’aucune négociation n’était possible tant que l’occupant russe resterait sur le sol ukrainien​), et même si Poutine, le lendemain à Saint-Pétersbourg, a accueilli courtoisement la délégation sans changer sa position, cette démarche africaine s’inscrit dans une perspective historique : elle rappelle l’époque où des pays comme le Nigeria ou le Congo médiatisaient entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980, ou où le Mali offrait ses bons offices dans les conflits inter-africains. Autrement dit, l’Afrique veut compter dans la diplomatie mondiale, et pour cela elle mise sur son image d’interlocuteur neutre et de représentant du Sud global. Cette posture, héritée du passé non-aligné, est réinvestie aujourd’hui pour accroître le poids africain sur la scène internationale.

Une Afrique attentive mais centrée sur ses priorités

Au terme de cette analyse, le sort de l’Ukraine intéresse-t-il réellement la diplomatie africaine ? La réponse n’est ni univoque ni un simple oui/non. Ce qui ressort, c’est que les dirigeants africains suivent de près l’évolution de la guerre – d’autant qu’elle impacte directement leur continent par ricochet – mais qu’ils l’envisagent avant tout à l’aune des intérêts africains et de leur propre agenda.

D’un côté, l’Afrique n’est pas indifférente : principe de souveraineté violé, menaces à la sécurité alimentaire, perturbations économiques, pression diplomatique des grandes puissances – tout cela fait que la guerre en Ukraine s’est imposée dans les calculs diplomatiques africains depuis 2022. Des pays ont clairement affirmé des positions de principe (condamnation de l’agression, appel au respect du droit international), même si c’est avec des nuances et sans hostilité directe envers la Russie pour la plupart. Les gouvernements africains ont aussi cherché à tirer parti de l’attention : par exemple en échangeant leur soutien diplomatique contre des aides ou des accords (on pense à certains États qui ont obtenu des livraisons de blé gratuites de la part de Moscou en 2023 lorsque la Russie cherchait à adoucir l’image de la fin de l’accord céréalier). On voit également que l’Afrique est devenue un enjeu stratégique pour les protagonistes : le fait que Zelensky ouvre des ambassades en Afrique et effectue en 2025 son premier déplacement sur le continent, ou que Poutine organise des sommets Russie-Afrique (comme celui de Saint-Pétersbourg en 2023) malgré la guerre, indique que les deux camps “courtisent” l’Afrique activement. Cette cour assidue accroît nécessairement l’intérêt des diplomaties africaines pour la question, ne serait-ce que pour maximiser les gains à en retirer ou pour éviter les pièges.

D’un autre côté, la plupart des dirigeants africains abordent le conflit avec une distance calculée. Leur priorité demeure leurs urgences nationales et régionales. Ils ne veulent pas se laisser distraire ni entraîner dans un affrontement qui, estiment-ils, les concerne indirectement mais pas existentiellement. En privé, nombre d’officiels africains admettent que l’Ukraine elle-même leur est relativement peu familière – c’était un pays avec peu de liens historiques avec l’Afrique, sauf quelques coopérations éducatives (étudiants africains à Kiev ou Odessa). Ils ont découvert Volodymyr Zelensky, ce président-comédien, à travers les médias occidentaux en 2022, sans réelle connexion préalable. Tandis que Vladimir Poutine, malgré son image autoritaire, représente un partenaire de long terme hérité de l’URSS. Ce n’est pas un attachement affectif, mais le poids de l’histoire et des réseaux (anciens étudiants en URSS occupant des postes clés, etc.) compte. Pour autant, la plupart des gouvernements africains ne souhaitent pas non plus un triomphe de l’agenda russe qui validerait le droit du plus fort : ils y voient un précédent dangereux qui pourrait inspirer des puissances régionales agressives ailleurs dans le monde, voire en Afrique. Là encore, la Kenya a exprimé cette crainte que tolérer la remise en cause des frontières en Ukraine ne rouvre la boîte de Pandore des revendications frontalières en Afrique. Sur ce plan, l’intérêt pour l’issue de la guerre existe bien : beaucoup de diplomates africains espèrent une paix « juste et durable » où la souveraineté ukrainienne serait rétablie d’une manière ou d’une autre, car cela conforterait le pilier du droit international qui protège aussi les petits États africains.

En fin de compte, la diplomatie africaine est traversée par des dynamiques contradictoires vis-à-vis de la guerre en Ukraine. Le continent apparaît divisé entre diverses postures – soutien à la Russie, soutien à l’Ukraine, neutralité – reflet de ses propres divisions géopolitiques et idéologiques. Cependant, une constante se dégage : la prudence et le pragmatisme priment. Que ce soit pour préserver des intérêts économiques, éviter de nouvelles dépendances ou pour se positionner en médiateur, l’Afrique cherche à garder le contrôle de son jeu diplomatique. Elle s’intéresse au sort de l’Ukraine dans la mesure où cela touche à l’ordre mondial qu’elle habite et aux rapports de force dont elle peut tirer parti ou pâtir. Mais elle ne sacrifiera pas aisément ses propres priorités sur l’autel d’un engagement idéalisé dans un camp ou l’autre.

Pour un lectorat de diplomates et de dirigeants politiques, le cas africain offre ainsi une leçon de realpolitik nuancée. Il ne s’agit ni d’un cynisme froid ni d’un désintérêt, mais d’une approche contextualisée : « Nos problèmes d’abord, les vôtres ensuite ». Cela ne veut pas dire que l’Afrique reste les bras croisés – elle a tenté d’agir pour la paix, elle a géré tant bien que mal les retombées du conflit, et elle a clairement signifié son attachement aux principes de base comme l’intangibilité des frontières. Mais elle le fait à sa manière, en évitant les postures manichéennes.

Alors, le sort de l’Ukraine intéresse-t-il la diplomatie africaine ? Oui, dans la mesure où il symbolise des enjeux globaux qui touchent l’Afrique (souveraineté, multipolarité, sécurité alimentaire) et où il mobilise les grandes puissances autour du continent. Mais pas au point de faire dévier l’Afrique de sa trajectoire propre : celle d’un continent qui se veut de plus en plus maître de son destin, vigilant à ne pas devenir le champ collatéral d’une nouvelle guerre froide. En clair, l’Afrique observe l’Ukraine, compatit aux souffrances du peuple ukrainien, défend les principes à voix mesurée, sans pour autant perdre de vue ses intérêts bien compris ni répéter les schémas d’alignement du passé. C’est là toute la subtilité – et la maturité naissante, diront certains – de la diplomatie africaine en cette période 2024-2025 tourmentée.

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