En décidant, le 5 juin 2025, de suspendre « jusqu’à nouvel ordre » la délivrance de visas aux ressortissants des États-Unis, le président tchadien Mahamat Idriss Déby Itno a choisi la voie de la réciprocité pure et simple face à la mesure américaine qui place son pays parmi douze nations désormais interdites d’entrée sur le territoire américain.
Une décision de réciprocité inattendue
« Le Tchad n’a peut-être pas d’avions à offrir ni de milliards à donner, mais il a sa dignité », a écrit le chef de l’État sur son compte officiel, reprenant un axiome diplomatique hérité de sa défunte alliance avec Ndjamena-Washington. L’annonce, relayée par plusieurs médias canadiens et américains, marque la première riposte formelle d’un État africain à la nouvelle travel ban promulguée par Donald Trump.
La doctrine sécuritaire américaine sous le feu des critiques
Promulguée par proclamation présidentielle le 4 juin, la mesure américaine invoque des « taux de dépassement de visa inacceptables » — 49,54 % pour les visas B1/B2 tchadiens selon le Fiscal Year 2023 Overstay Report cité dans le texte officiel (Maison Blanche, 4 juin 2025). Elle prétend également répondre à la menace terroriste après l’attentat de Boulder, Colorado. Pourtant, des analystes comme Stephen Vladeck (Université Georgetown) soulignent que le texte, plus ciselé juridiquement qu’en 2017, n’en demeure pas moins vulnérable sur le plan des droits fondamentaux.
L’Union africaine hausse le ton
Quatre-vingt-huit heures après la proclamation américaine, la Commission de l’Union africaine (UA) a publié un communiqué appelant Washington à « une approche plus consultative » et alertant sur l’impact négatif pour les échanges académiques et commerciaux méticuleusement tissés depuis la fin de la Guerre froide (UA, 5 juin 2025). L’UA rappelle que sept des douze pays visés — Tchad, République du Congo, Guinée équatoriale, Érythrée, Libye, Somalie et Soudan — sont africains, ce qui confère à la décision américaine une portée symbolique considérable au sud du Sahara.
Conséquences économiques pour N’Djamena
La fermeture du guichet consulaire tchadien aux Américains pèsera d’abord sur le petit contingent de sociétés pétrolières et de services américains actives à Kome et dans le bassin du Logone. Les entrepreneurs américains devront désormais solliciter des visas spéciaux auprès d’ambassades tierces, rallongeant les procédures et les coûts de projet. À moyen terme, le Trésor tchadien pourrait voir fondre une partie des redevances et des investissements directs étrangers, tandis que Washington perd un précieux partenaire sécuritaire au Sahel — Ndjamena accueillant encore, sur son sol, un site stratégique de renseignement partagé depuis 2013.
Effet d’entraînement ou coup d’éclat isolé ?
Si la République du Congo a laissé entendre qu’elle privilégierait « la voie diplomatique » pour être retirée de la liste, d’autres capitales africaines pourraient emboîter le pas au Tchad afin de marquer leur désapprobation. L’effet boule de neige dépendra toutefois de la capacité de Washington à négocier des « plans d’amélioration » bilatéraux sur la gestion des passeports et la coopération anti-terroriste, un mécanisme déjà évoqué par le Département d’État en 2019.
Un précédent juridique et symbolique
Le bras de fer rappelle la crise de 2017 lorsque, après une première vague d’interdictions visant des pays à majorité musulmane, plusieurs États — dont l’Iran et la Libye — avaient restreint l’accès à leurs diplomates américains. Cette fois, l’administration Trump semble avoir anticipé les contentieux en ménageant des exemptions pour les résidents permanents, les cas médicaux ou les délégations sportives, ce qui pourrait compliquer d’éventuelles plaintes devant les tribunaux fédéraux.
Au-delà des chiffres d’overstay ou des arguments sécuritaires mis en avant par Washington, la suspension réciproque des visas révèle une crise de confiance plus profonde entre les États-Unis et un continent africain qui revendique désormais sa pleine souveraineté diplomatique. Pour N’Djamena, cette posture constitue une affirmation d’égalité dans un dialogue asymétrique. Pour Washington, elle signale que l’ère du « soft-power » unidirectionnel touche à ses limites. Reste à savoir si la realpolitik — approvisionnements énergétiques, coopération antiterroriste et enjeux migratoires transsahariens — finira par ramener les deux capitales à la table des compromis.