De l’aspiration littorale à la stratégie atlantique
Lorsque Sa Majesté le Roi Mohammed VI exposa en novembre 2023 sa vision d’une « Afrique atlantique », nombreux furent les observateurs à y voir l’ultime avatar d’une diplomatie d’ouverture centrée sur Casablanca. Or, le lancement officiel de l’Initiative Atlantique au début de l’année 2025 a donné à ce projet des contours institutionnels plus nets et un potentiel accru de recomposition coopérative entre l’Afrique du Nord-Ouest et le Sahel. Au cœur du dispositif, il s’agit d’offrir aux États sahéliens enclavés des corridors physiques et réglementaires débouchant sur les ports atlantiques de Tanger Med et, à terme, de Dakhla Atlantique, tout en positionnant le Maroc comme catalyseur d’une macro-région allant de Dakar à Nouakchott et de Niamey à Lagos.
Catalyseurs diplomatiques et héritage historique
L’identification du Maroc à l’Atlantique, plutôt qu’au seul bassin méditerranéen, remonte aux premières années de l’indépendance, lorsque Rabat recherchait déjà des partenariats au-delà du Maghreb. La recomposition régionale post-2011, l’enlisement du Maghreb arabe et la crise sahélienne ont incité les décideurs marocains à considérer la façade atlantique comme vecteur de profondeur stratégique. Dès 2022, Rabat avait impulsé le « Processus des États africains atlantiques », réunissant vingt-trois pays côtiers ou insulaires, de la Mauritanie à la Namibie, dans une enceinte ministérielle souple. Ce segment diplomatique constitua le laboratoire de consensus avant que le discours royal de novembre 2023 ne formalise l’offre d’accès atlantique aux partenaires sahéliens.
Jalons de mise en œuvre, 2023-2025
Entre fin 2023 et le premier trimestre 2025, la priorité est allée aux travaux d’infrastructure et aux réformes douanières. Le port en eau profonde de Dakhla Atlantique, doté d’une capacité cible de 2,2 millions d’EVP, affichait un taux d’avancement de 54 % en avril 2025. Les modernisations de Nador West Med et l’extension des embranchements ferroviaires intérieurs ont été reprogrammées pour absorber le futur fret sahélien. Côté réglementaire, le code des douanes marocain a été modifié pour créer un statut spécial « Transit Sahel », garantissant des fenêtres de dédouanement préférentiel aux postes atlantiques.
La matérialité des corridors ne suffit cependant pas à garantir des dividendes coopératifs. Rabat a donc négocié des protocoles d’harmonisation logistique et de sûreté maritime avec le Burkina Faso, le Mali et le Niger, membres de l’Alliance des États du Sahel. Ils prévoient des manifestes communs, une réduction tarifaire graduée et une cellule conjointe de surveillance mer-air appuyée par des unités navales marocaines stationnées à Dakhla.
Réception politique au Sahel et au-delà
Le 8 mai 2025, les ministres des Affaires étrangères burkinabè, maliens et nigériens, reçus à Rabat, ont entériné l’Initiative et lancé les travaux techniques portant sur la cartographie des corridors, le cadencement saisonnier des exportations et les règles d’engagement sécuritaire. Leur adhésion reflète la quête de lignes de vie commerciales autonomes depuis la sortie collective de la CEDEAO en janvier 2024. L’Initiative est perçue à Bamako comme à Ouagadougou comme un levier contournant des sanctions régionales jugées punitives et diversifiant des partenariats jusque-là concentrés sur la Russie, la Turquie ou le Golfe.
Les capitales européennes, plus discrètes, accueillent globalement favorablement le projet. La Belgique a salué à Rabat « une contribution pratique à la résilience sahélienne » et signifié la disponibilité de l’UE à étudier des cofinancements via Global Gateway. De son côté, la Direction générale des affaires maritimes et de la pêche de la Commission européenne a pointé des convergences entre l’Initiative et le Forum All-Atlantic de 2025, notamment sur l’économie bleue.
Perspectives économiques : diversification commerciale et économies de corridor
Les projections du Policy Center for the New South estiment qu’un corridor atlantique opérationnel pourrait ajouter entre 1,3 et 1,9 point de PIB cumulé au Burkina Faso, au Mali et au Niger d’ici 2030, à condition d’assurer l’interopérabilité rail-route et la numérisation douanière. Les gagnants immédiats seraient les filières agricoles – sésame, coton, bétail – qui supportent aujourd’hui un coût moyen de transport de 0,10 dollar par tonne-kilomètre vers les ports ouest-africains. Un axe Rabat-Niamey raccordé à Dakhla Atlantique réduirait ce coût d’environ 38 %.
Pour le Maroc, l’équation économique est double. D’une part, le royaume anticipe des recettes de manutention et de soutage susceptibles de transformer ses ports atlantiques en plaque tournante entre le golfe de Guinée, les Amériques et l’Europe. D’autre part, Rabat cherche à ancrer des contrats de long terme pour l’hydrogène vert et l’ammoniac, en combinant le potentiel solaire sahélien et les routes atlantiques vers le marché européen.
Dimensions sécuritaires : au-delà de la police maritime
Le volet sécuritaire repose sur l’hypothèse que l’interdépendance économique peut sous-tendre la stabilité, à condition d’être soutenue par des dispositifs de coercition partagée. Les Forces armées royales ont annoncé un détachement de réaction rapide tournant à Dakhla pour escorter les cargaisons sahéliennes dans la zone économique exclusive. Rabat a également ouvert des places pour des officiers-élèves sahéliens à l’Académie navale de Casablanca.
Cette inflexion maritime complète la coopération antiterroriste de longue date entre le Maroc et le Sahel, illustrée par le partage de renseignement au sein du G5 Sahel, et signale une doctrine de défense marocaine plus océanique. Toutefois, l’Initiative ne va pas sans frictions. Alger dénonce une stratégie d’« encerclement littoral » et accélère son propre prolongement de la Transsaharienne vers Nouakchott, créant un damier de corridors concurrents.
Gouvernance environnementale et économie bleue
L’originalité de la planification marocaine tient à l’intégration d’engagements environnementaux dans le design du corridor. La note conceptuelle rendue publique en février 2025 promet l’alignement sur la Décennie des sciences océaniques des Nations unies et sur la feuille de route UA-UE en matière de biodiversité marine. L’étude d’impact de Dakhla Atlantique délimite des zones d’exclusion pour la reproduction du dauphin à bosse de l’Atlantique et propose un label portuaire vert destiné à être étendu aux ports secs sahéliens.
La transition énergétique ajoute une strate d’opportunités. Le gazoduc Nigeria-Maroc, en cours d’avancement, pourrait offrir des dérivations sahéliennes, donnant pour la première fois au Burkina Faso et au Mali un accès au gaz pour la production électrique. Parallèlement, l’agence Masen étudie un corridor solaire transsahélien alimentant des électrolyseurs atlantiques d’hydrogène. La concrétisation dépendra des financements concessionnels et de la capacité des États sahéliens à sanctuariser les revenus face aux urgences sécuritaires.
Synergies institutionnelles et interfaces multilatérales
L’Initiative ne se déploie pas dans le vide : elle s’imbrique dans des géométries institutionnelles pluri-niveaux. Avec une CEDEAO en recomposition, le plan marocain vise à se brancher sur les calendriers tarifaires de la ZLECAf en offrant une clairance atlantique adossée à des concessions sur les règles d’origine. Au plan continental, il se met en cohérence avec la Stratégie africaine intégrée pour les mers à l’horizon 2050, qui prône des corridors bleus interrégionaux.
Transrégionalement, l’intérêt européen se matérialise via WestMED et All-Atlantic, tandis que l’agenda américain Prosper Africa perçoit l’Initiative comme complémentaire à la diversification des chaînes logistiques loin des goulets de la mer Rouge.
Questions juridiques et souveraineté
Des points d’ombre subsistent quant au Sahara occidental. La Cour de justice de l’Union européenne a jugé en octobre 2024 que les accords commerciaux UE-Maroc incluant le territoire contesté enfreignent le droit européen. Le gouvernement marocain, estimant le Sahara partie intégrante de son territoire, continue de désigner Dakhla comme pièce maîtresse de l’Initiative. Les partenaires sahéliens adoptent une posture pragmatique, acceptant la lecture territoriale de Rabat en échange de gains économiques immédiats.
Pour les acteurs européens, cette tension crée des risques de conformité et de réputation. Le soutien belge semble esquisser un compromis fonctionnel : appuyer l’intégration atlantique comme bien public de paix tout en isolant le dossier juridico-territorial au sein des institutions de l’UE.
Structures de financement et répartition des risques
Le montage financier combine dépenses souveraines marocaines, prêts de la Banque islamique de développement, instruments mixtes de l’UE et capitaux privés logistiques. Rabat a mobilisé environ huit milliards d’euros pour les ouvrages portuaires, les dessertes ferroviaires et la dématérialisation douanière entre 2023 et 2027. Trois milliards supplémentaires de prêts concessionnels sont en négociation avec des fonds souverains du Golfe pour les routes sahéliennes.
La répartition du risque demeure asymétrique. Le Maroc assume le risque de construction sur son territoire, tandis que les partenaires sahéliens portent le risque politique lié aux insurrections et à la volatilité monétaire. Pour l’atténuer, un mécanisme de garantie MIGA est à l’étude, sans être finalisé, condition sine qua non de l’engagement capitalistique privé dans les plates-formes de transbordement intérieures.
Concurrence et complémentarité inter-étatiques
La contre-proposition algérienne, fondée sur le port de Ténès et un axe ferroviaire transsaharien est-ouest, traduit les perceptions de somme nulle du jeu maghrébin. Pourtant, les deux schémas ne sont pas exclusifs : l’ampleur des flux miniers et agricoles sahéliens pourrait absorber plusieurs corridors redondants. Les variables décisives seront les différentiels tarifaires, les délais d’acheminement et la fiabilité sécuritaire.
Les mégaprojets côtiers nigérians compliquent encore l’équation. Si le port en eau profonde de Lekki atteint 2,7 millions d’EVP en 2027, les exportateurs sahéliens pondéreront les routes atlantiques marocaines et celles du golfe de Guinée. L’Initiative marocaine se trouve donc en compétition non seulement avec l’Algérie mais aussi avec les pôles ouest-africains émergents.
Scénarios prospectifs à l’horizon 2030
Trois trajectoires se dessinent. Dans la plus favorable, les travaux respectent le calendrier, la garantie MIGA est acquise et la violence sahélienne contenue ; le trafic atlantique marocain grimpe alors de 15 % et l’Initiative devient pilier de la politique maritime de l’UA.
Le scénario médian verrait des retards de financement repousser l’achèvement à 2029, rognant l’avantage de précurseur. L’utilisation des corridors reste positive sans supplanter les ports du golfe de Guinée, et les dividendes politiques demeurent progressifs.
Dans l’hypothèse pessimiste, une recrudescence insurgée autour des nœuds sahéliens, conjuguée à une montée des tensions algéro-marocaines, ferait flamber les primes d’assurance, menaçant l’Initiative de semi-stase et rappelant l’inextricable lien entre architecture et sécurité.
Mesurer l’impact, gérer les attentes
À la mi-2025, l’Initiative Atlantique du Maroc offre un cadre crédible quoique ambitieux pour réimaginer la connectivité ouest-africaine et sahélienne. Ses atouts résident dans la maîtrise portuaire marocaine, son agilité diplomatique et sa capacité à mobiliser le capital. Ses fragilités tiennent aux litiges territoriaux non résolus, aux vulnérabilités de gouvernance des partenaires et à la concurrence des corridors alternatifs.
Pour les diplomates et décideurs, le projet mérite un soutien prudent, aligné sur les obligations de conformité et les sensibilités régionales. L’engagement devrait privilégier le renforcement capacitaire en modernisation douanière, la copolice des voies maritimes et la sauvegarde environnementale. À ces conditions, la vision atlantique du Maroc pourrait évoluer en instrument d’intégration, faisant glisser la région d’une fragmentation chronique vers une interdépendance fonctionnelle.